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MÉM OIl(Ê,S

DE M. LE BARON ;•'

DE BESE N VAL.

T. IV.

MEMOIRES

DE M. LE BARON

DE BESENVAL,

Lieutenant-Général des Armées du Roi, sous Louis XV et Louis XVI , Grand'Croix de l'Ordre de Saint - Louis , Gouverneur de Haguenau , Commandant des Provinces de l'Intérieur, Lieutenant-Colonel du Pvégiment des Gardes-Suisses , etc.

TOME QUATRIÈME,

CONTENANT

DES MÉLANGES LITTÉRAIRES, HISTORIQUES ET POLITIQUES ;

SUIVIS DE QUELQUES POÉSIES.

A PARIS.

Chez F. Buisson, Libraire, rue Hautefeuille, n°. a3

1806.

AVERTIES EMENT DE L'ÉDITEUR.

JJanS le cours de la Campagne de 17^7 , plusieurs Officiers-géné- raux, les uns d'un esprit aimable, et quelques autres d'un esprit cul- tivé , formèrent une sorte d'Aca- démie littéraire, à Drévenich , la saison devoit les retenir assez long - temps. Il fut convenu que chacun apporteroit à cette réunion son tribut de vers ou de prose; et cet engagement fut rempli. Le Re- cueil qu'on donne au Public , est composé de Pièces que M. le Baron

de Besenval a fournies à l'Académie tic Drevenîch, de quelques autres dont il est également l'Auteur, et de plusieurs morceaux trouvés dans son Porte-feuille.

VI

Lettre de M. le Baron de Besekval

A M. DE CrÉBILLON FILS.

« Ljorsque j'écrivis le Spleen, je n'eus » point en vue de raconter mes propres » malheurs ; je n'en ai jamais éprouvés.

» Je n'y fus point porté par le chagrin , » ou par le besoin de me distraire. J'ai » peu connu le chagrin : j'ai senti tous *> les plaisirs qu'un honnête homme peut » rechercher, et ces goûts m'ont préservé » de l'ivresse des passions particulières. » Un caractère gai, quelque esprit, un » corps à toute épreuve, voilà les dispo- » sitions j'étois il y a vingt ans, à peu » près , lorsqu'il me prit fantaisie de dé- » montrer que le malheur est inséparable » de quelque situation que ce soit.

» Je composai mon roman , comme on » fait une lettre, sans travailler, et sur- » tout sans corriger; j'en suis incapable.

viij

» Je ne consultai personne , parce que » j'étois plus pressé de satisfaire le ca- » priée du moment, que tourmenté du » désir de bien faire. Quand j'eus fini ■» mon ouvrage , je le jetai dans mon » porte-feuille , plutôt avec désintérêt , » que par le besoin de me refroidir pour » le mieux juger; enfin , je Faurois oublié «j tout-à-fait, (quel crime de lèze-posté- rite ! ) si M. Collé , mon ami , n'eût » voulu le connoître. Ce désir seul étoit 5> un succès pour moi , puisqu'il témoi- » gnoit une opinion plus flatteuse que je » ne le méritois. Il me donna des éloges » et des conseils. Je reçus les éloges, et » n'obéis point aux conseils. Je dirai » même que je fus étonné qu'un homme •» de ce talent eût des idées aussi fausses, » Mon roman seroit bien pire , si j'en » eusse redressé la marche, sur le plan w qu'il me proposa. A l'en croire, j'au- » rois^mélé quelques tableaux grivois à » des scènes qui se passent en bonne » compagnie ; ce qui présenteront un dis- » par'ate offensant.

IX

» Voici ce que je me suis prescrit à » moi-même.

» J'ai tâché que mon malheureux ne » lut point insensible, pour qu'il fût in- » téressant. Je n'ai pas voulu qu'il fut » pleureur; on se blase bien vite sur les » infortunes de celui qui ne cesse d'en » gémir.

» Je ne l'ai point laissé manquer de » défauts et de torts, afin d'éviter l'écueil » de Grandisson, qui nous excède de ses » vertus. Nous n'aimons pas qu'on soit » trop parfait ; et nous avons nos raisons » pour cela.

» Les événemens qu'il éprouve sont ceux » que chaque jour reproduit dans la so- » ciété, mais qui rarement s'accumulent » sur un même homme.

» Je suis sobre de réflexions , et j'es- » père qu'on m'en saura gré. C'est à ce- » lui qui lit, à réfléchir; que l'auteur le » mette sur la voie de ce qu'il doit penser, » et s'en tienne-là. Je connois un roman » plein de charmes , qui me cause une » juste impatience, par la prétention qu'a

X

3> toujours l'auteur, d'arracher un trait » moral , de la plus légère circonstance de » son récit.

» J'ai craint d'être diffus, et j'ai tron- » que tous les faits ; je les ai racontés î> avec sécheresse , dans la peur de les » surcharger. Mes conversations sont » courtes et mutilées. Mon héros est un » homme foible sur qui tout le monde » prend de l'empire , qui se détermine » au premier mot qu'on lui dit, et qui » n'a pas besoin d'être convaincu , pour » agir.

» J'ai fait plusieurs autres fautes qui, » sans me flatter, proviennent d'inca- » pacité.

» Je me proposois , en plaçant mon « infortuné dans toutes les conditions , » de lui faire connoître les philosophes , » et j'entends par ce mot les précepteurs » des Gouvernemens , qu'ils ébranlent, , » plus qu'ils ne les éclairent; mais je re- » doute les applications, et mon héros » ne fréquentera ni D*** , ni D***.

» Je prie M. de Grébillon de me Irai-

XI

» ter, avec toute la sévérité de l'amitié. » Cette bagatelle ne sera peu t-ètrc jamais » imprimée; mais le besoin de la gloriole » peut me tenter, et je me connois un » grand penchant à succomber.

» Si le malheureux ne déplaît pas trop « à M. de Crébillon , il se croira vengé » de la fortune. »

»J

Lettre de M. de Crébillon fils, a M. le Baron de Besenval.

« J Evais vous rendre un compte exact, » M. le Baron, de tout ce que je pense )) de votre ouvrage. Voici les réflexions î) qui me sont venues. Je vous prie de » les suivre.

» i°. Votre objet est de faire un ou- > vrage de morale, de tracer un tableau » du monde , après en avoir fait i'expé- )> rience. Rien de mieux imaginé , rien )) de plus digne d'occuper ces momens » que le monde et vos devoirs vous lais- )> sent. Permettez -moi .d'applaudir à ce » < système plein de bon esprit et de sa- » gesse. La suite des temps vous confir- » niera dans un parti si louable. Vous n existerez toujours avec plaisir , puisque » vous n'existerez dans aucun âge, sans )) occupation.

» 2°. Votre tableau moral est bienpro- )) jeté : l'invention est beureuse. Il ne

Xllj

)> faut ni le surcharger, ni le croquer; il » faut que tout y trouve sa place. Ce ne )> seroit plus un tableau , mais une simple I » étude de peintre. Ce n'est pas ce que d nous voulons de vous ; nous voulons » que votre cadre soit rempli ; nous vou- )) Ions y trouver le monde tel qu'il est , 3) et tout ce qu'il est. Pour réussir dans j) ce dessein , il faut d'abord arrêter comme D) une table des différentes matières que » vous avez à traiter. Vous réfléchirez sur » tous les sujets que le monde offre à l'ob- )> servateur judicieux. Vous les renfer- 5) merez dans une liste, avec un énoncé )) court , en manière de sommaire de )) chapitres. Quand vous croirez avoir re- » cueilli les principaux sujets , et que )) votre liste sera faite, nous en raison- )> nerons. Ces matériaux rassemblés , vous x> ferez une seconde opération } ce sera » de leur assigner un ordre naturel, le- » quel fasse naître les parties les unes des d autres ; en sorte que vous ne traitiez pas, y> dans le commencement , ce qui seroit » mieux placé soit au milieu , soit à la

XIV

w fin. Il est dans un livre, comme dans

)) une pièce de théâtre , une génération

m de choses successives et filées, qui l'ait

» ce qu'on appelle une belle ordon-

nance. Les gens du monde se gâtent

» par la conversation , leur première

y école. On cause sans ordre, sans svs-

» tème, sans suite, et l'on fa il bien. Mais

)> la composition est toute différente*

» 5.° Sur le style, j'aurai l'honneur de

m vous faire remarquer qu'il sera dans

» votre ouvrage, ce qu'est le coloris dans

)> tous les tableaux. Vous êtes fait pour

)> bien écrire. Ne vous forcez pas. Mon-

» tesquieu dit qu'une femme qu'il ne

w nomme pas ( c'étoit la sienne), mar~

» choit naturellement bien ; mais que

» quand elle vouloit marcher mieux ,

)) elle boîtoit. Le sl>le qui vous convient,

)> car il y a des vocations de style , comme

» de profession , le style qui vous con-

); vient est fort, et susceptible des agré-

» mens que la philosophie n'exclut pas.

» Le style dépend nécessairement de la

» pensée. Telle pensée, tel tour d'esprit,

XV

j) tel style. Vous réfléchissez; vous con- w noissez le langage de la bonne coui- » pagnie. Vous avez l'usage du monde. » Ecrivez comme vous parlez. Quand les » fleurs se trouveront sous votre main , » cueillez-les sans scrupule , mais aussi )) sans effort. Evitez une chose, je veux » dire le tortillement, ou l'obscurité. Pour y réussir , alongez moins vos phrases. w Evitez également une concision affectée )> de locutions, qui redeviendroient obs- )) cures par leur petitesse et leur mai- greur. Ni trop courtes , ni trop lon- )) gués , claires , ou du moins faciles à )> pénétrer; telles sont les bonnes locu- )> tions. Coupez vos phrases par des points » qui accoutument vos yeux à une cer- » taine symétrie sur le papier. Vous par- » lez bien; écrivez de même. Ne soup- » connez aucun mystère dans et travail. » Les règles sont très-peu de chose. C'est » l'usage qui décide; et l'usage vous est )) connu, comme le monde même.

)> Pardonnez-moi tout ce pedantisme )> précipité. J'ai suspendu quelques occu-

» pations pour m'entretenir rapidement

v avec vous. Quand j'aurai l'honneur de

» vous voir , nous en résumerons avec

» plus de soin. J'applaudis, M. le Baron,

» à des goûts si sages. Mais ce qu'il im-

» porte que vous sachiez , c'est que vous

)) valez mille fois plus que vous ne voulez

)) le croire. Vous avez reçu de la nature

» un très -bon esprit. Vous avez joint à

» cet avantage précieux ce que l'usage

m du monde et la lecture doivent pro-

)> curer. Vous êtes mon Baron, et celui

)> de quiconque se pique de respecter et

» d'aimer le mérite agréable et solide. »

MEMOIRES

M É M O I II E S

DE M. LE BARON DE BESENVAL

MÉLANGES LITTÉRAIRES, HISTORIQUES ET POLITIQUES.

le Spleen.

J 'avois remarqué souvent aux Tuileries un homme âgé , vêtu fort simplement ? d'un extérieur modeste et chagrin, qui, sans avoir l'air farouche , cependant se tenoit de préférence dans les lieux écar- tés. Un jour, que je me promenois seul , ayant encore aperçu mon homme , je le suivis pendant quelque temps; enfin, cé- dant à ma curiosité, je l'accostai.

« Monsieur, lui dis-je, vous trouverez peut-être étonnant que n'ayant pas l'hon- neur d'être connu de vous, j'interromps Tome IV. a

(2 )

votre promenade ; mais, je vous l'avoue franchement; le soin que vous prenez de fuir, dans ce jardin, le monde que d'or- dinaire on y vient chercher, m'a donné le désir de vous connoitre. Une manière d'être qui n'est pas celle de tout le monde, annonce communément une façon de penser particulière , et mon plus grand plaisir est de pénétrer les différens motifs qui l'ont agir les hommes. »

« Monsieur, me répondit-il en souriant, un homme qui, se promenant aux Tui- leries , évite la chaleur, la poussière et la foule , est certainement un animal rare. Je ne suis pas étonné qu'il ait excité votre curiosité : pour la satisfaire, je vous dirai que, de toutes les promenades, ce jardin est celui qui plaît le plus à mes jeux > qu'en y fuyant le monde que d'ailleurs je hais, j'y trouve l'air et la fraîcheur, avée l'avantage d'être dans un lieu qui m'est agréable. Si vous desirez savoir qui je suis, je souhaite que vous soyez plus habile que moi. Il y a quarante ans que je travaille à me connoitre, sans avoir pu réussir. »

(3) Cette réponse me donna plus d'envie de continuer la conversation.

Moi.

Dire qu'on ne se connoît pas , c'est prouver qu'on a fait bien des recherches sur soi-même.

l'Inconnu.

C'est du moins être de bonne foi; c'est peut - être avoir appris que le cœur de l'homme est un labyrinthe l'on se perd, un caméléon qui trompe les yeux les plus attentifs et les plus pénétrons.

Moi.

Vous avez raison; mais il me sembla pourtant qu'il y a des situations la volonté des hommes est toujours déter- minée dans un même sens , et qu'il existe des caractères marqués qui ne se démentent point.

l'Inconnu.

Cela se peut: mais réfléchissez-y; vous verrez que la volonté des hommes est

a 2

toujours soumise à l'influence du moment, aux cireonslances. Quelquefois ce mo- ment se prolonge : le hasard ne l'ait point changer les circonstances : la volonté se soutient, et l'on usurpe la réputation d'un caractère suivi.

M o i.

Quoi ! vous pensez que ces hommes qui ont soutenu avec fermeté les vicissitudes d'une vie pleine d'orages, et qui l'ont ter- minée par une mort courageuse , n'ont pas mérité la réputation de la plus grande contenance ?

l'Inconnu. Je crois que l'amour-propre étoit le ressort qui les animoit dans les événemens exposés aux regards des autres ; mais les avez-vous suivis dans leur vie privée ? Me répondrez - vous que ce courage , cette grandeur d'ame n'ont pas échoué mille fois contre des choses futiles, mais ca- chées ? Allez , monsieur , ne soyez ja- mais la dupe des comédies jouées sur un grand théâtre. Ce n'est point qu'il faut

(5) cherchera démêler le coeur humain ; c'est dans le vôtre propre : lous les cœurs sont faits sur le même modèle. Il n'y a de dif- férence que dans leurs inclinations.

M o i.

En vérité, monsieur, la façon dont vous parlez ajoute encore au désir que j'avois d'entrer en conversation avec vous. Me permettrez-vous de vous demander quel état vous avez embrassé ?

l'Inconnu.

Je n'en ai plus maintenant , après en avoir essayé plusieurs.

M o i.

Cette réponse me met dans le cas de vous faire des questions multipliées, qui pourroient vous devenir importunes.

l'Inconnu.

Pour vous les épargner, je ne demande pas mieux que de vous raconter quelques épisodes de ma vie : je vous prierai seule- ment de souffrir que je vous taise mon nom, et celui des gens que je citerai. Je

(6) les désignerai sous des noms supposés , pour me faire mieux entendre.

Cadet d'une assez grande maison, je fus destiné, par ma famille, à l'état ecclé- siastique. L'éducation que je reçus en con- séquence , rendit mes premières années assez pénibles. Toutes les choses qu'il faut savoir dans l'état auquel j'étois voué, de- mandent une étude fatigante et très-en- nuyeuse. Un de mes oncles, évêque, se chargea de moi. C'étoit un homme ver- tueux et rempli du sentiment de ses de- voirs. Quoique jeune encore, j'examinois sa conduite : je fus effrayé de la sévérité des mœurs d'un ministre de la religion, qui doit la faire pratiquer et la rendre respec- table. L'impunité de beaucoup d'évêques qui déshonorent le sacerdoce, ne me ras- sura point. L'avilissement personnel qui suit toujours un état mal rempli, me parut, de tous les maux , le plus affreux. Arrêté cependant par la timidité , compagne in^ séparable de la première jeunesse , je n'osois déclarer la répugnance que j'avois pour être prêtre. Tourmenté sans cesse

(7) de celte idée, mon humeur s'en ressentit. Mon oncle s'en aperçut : il ne lui lut pas difficile de pénétrer la cause de mon cha- grin. Il me fit appeler un matin dans son cabinet. « Mon neveu , me dit-il , je lis dans votre cœur : votre tristesse m'annonce qu'il jiest point d'accord avec ce que vos pa- rens ont décidé de vous. Faites vos ré- flexions ; songez qu'un beau nom est le seul patrimoine qui vous attende ; avan- tage désirable , lorsqu'il est accompagné de richesses qui peuvent en soutenir l'é- clat; mais fardeau pesant, dans la misère. En vous faisant prêtre , ces richesses ne peuvent vous manquer, et vous obtien- drez , jeune encore , et sans peine, ce que vous n'oseriez espérer dans tout autre état, après les plus grands travaux et dans la vieillesse la plus avancée. Si cependant vous ne vous sentez point les dispositions né- cessaires à cet état, ne différez pas d'un instant; prenez un autre parti. Tous les inconvéniens auxquels vous vous expo- serez, ne sont pas comparables à celui de ne point tenir les engagemens que vous

(8) aurez pris dans la société. » Mon oncle ajouta même, en levant les yeux au ciel: « N'est-il pas ailreux. qu'à l'âge l'expé- rience ne peut éclairer notre choix , les hommes aient exigé qu'on décidât du sort du reste de sa vie ? »

Enhardi par l'ouverture que me faisoit mon oncle, je lui déclarai mes vrais sen- timens ; et, peu de temps après, je re- tournai dans la maison de mon père.

Moi.

Je pense bien comme vous sur l'état ecclésiastique. L'opulence qu'il procure quelquefois , ne me paroi t pas dédom- mager des entraves qui s'y trouvent sans cesse. S'occuper de détails vétilleux et Jatigans , au fond d'un diocèse; recher- cher tous les malheureux ; se refuser , pour donner aux autres; être en garde contre ses moindres actions, de peur du scan- dale; commander à d'autres prêtres qui tâchant de se soustraire à votre autorité; être le fermier d'uw temporel dont on ne peut disposer, et qui toujours est attaqué:

(9) voilà la vie d'un évoque. Mais je vous sup- plie de vouloir bien poursuivre un récit que j'écoute avec intérêt.

l'Ikcosn u.

Lorsque j'arrivai, ma mère étoit morte. Mon père me reçut fort mal. J'avois songé, me dit-il , à vous rendre heureux ; mais puisque votre indocilité s'y refuse, il faut vous satisfaire. Vous aurez le temps de vous repentir du parti que vous prenez aujourd'hui. Pour vous accoutumer de bonne heure au mal-aise auquel vous êtes destiné , je ne veux pas que vous con- noissiez l'aisance qui règne, dans ma mai- son ; je ne veux pas même vous mettre dans le régiment de votre frère, vous seriez encore trop bien traité. Je viens d'obtenir pour vous une lieutenance dans celui d'un de mes amis , et vous n'avez qu'à vous préparer à l'aller joindre demain.

31 01.

C'est une chose incompréhensible que le despotisme des pères! De tous les êtres

( m)

qui peuplent le monde, les hommes seuls osent se l'arroger. La docilité des enfans ne viendroit-elle point de l'impression de leur première ibiblesse , de l'habitude qu'ils ont d'être dominés par leur père , ( t d'une sorte de respect pour leur expé- rience ?

L'hcOKS U.

Cela peut y faire; mais soyez convaincu que la piété filiale , dont on a fait une vertu, ne doit son origine qu'à l'avarice, aux richesses qu'on attend de ses pères. Voilà le vrai fondement de leur despo- tisme, et de la soumission des enfans.

LemienmefitpartirpourValcnciennes, mon régiment étoit en garnison.

Les leçons de mon oncle m'avoient plus frappé , que la dureté de mon père. Ayant quitté L'habit de prêtre, par la crainte de ne pouvoir en remplir les engagemens, je me donnai [ou: entier à ceux du métier que je venois d'embrasser. Beaucoup d'ac- tivité, quelqu'intelligence, me filent choi- sir pour aide-major, poste qui demande

( » )

bien des soins et clés pas, dans un jour. Accoutumé dès. long-temps à réfléchir , )e jugeai bien vite que ceux qui comman- dent aux autres n'en sont au fond que les esclaves. Sans cesse autour du soldai, occupé de ses besoins , de sa santé , de sa discipline, de l'avertir de ses devoirs, je reconnus que je leur devois tout, tandis qu'à l'obéissance près, ils ne me dévoient rien. Quelquefois, outré de fatigue, je me rappelois la vie tranquille que j'avois me- née, sans pourtant la regretter.

M o i.

En effet, il y a un peu plus de fatigue dans la journée d'un aide-major, que dans celle d'un séminariste.

l'Inconnu.

Oui, mais bien de l'ennui de moins. J'aimois mon métier, et j'aurois compté mes peines pour rien , si j'avois été content d'ailleurs; mais j'étois soumis à des chefs, pour la plupart imbéciles. Ils s'en prenoient à moi de leurs propres fautes, et me fai- saient souvent supporter leur humeur. En

( >* )

butte à la jalousie de mes camarades., par ma façon d*être, différente de la leur, ils tournoient mon application en ridicule. Je soutins pendant quelque temps leurs plaisanteries: mais un jour, qu'on me poussa plus qu'à l'ordinaire, je me lâchai. Je pris à partie celui de la troupe qui nu; plaisoit le moins. Il me répondit virement. Je ne cédai point, et nous en vînmes à des propos qui veulent satisfaction. Noos nous battîmes. Je reçus un coup d'épée au travers du corps. Mon sort n'étoit pas assez heureux pour être fort tourmenté delà crainte de mourir. Je regardai même ma blessure comme un événement moins fâcheux , que si j'avois tué mon adversaire ; ce qui m'auroit contraint d'aller chercher dans des pays étrangers, un asile contre la rigueur des lois.

Moi.

Car les mêmes hommes qui ont arrangé qu'une injure ne pouvoil être lavée que par du sang, ont fait des lois pour pros- crire celui qui se conformeroit à cet usage.

( * )

l'Inconnu.

Trouvez-vous bien plus raisonnable , qu'un homme , déjà victime de la mau- vaise humeur d'un autre, soit encore forcé d'exposer sa vie , pour en tirer vengeance? La société des hommes n'est qu'un tissu de contradictions et de choses mal vues.

Je lus plus tôt rétabli de ma blessure , que je n'avois osé l'espérer. Mon combat avoit fait du bruit; et la première fois que je reparus à l'assemblée , tout le monde s'empressa de me témoigner de l'amitié. Parmi les femmes , il y en eut une qui me montra tant d'intérêt et de joie , du retour de ma santé, qu'elle me fit une vive im- pression. Elle possédoit bien des avan- tages pour toucher le cœur d'un homme de mon âge. Aux traits les plus réguliers, elle joignoit tout i éclat de la jeunesse. Sa vivacité piquante ajoutoit encore à ses grâces ; en un mot , elle étoit faite pour plaire. Je fus séduit, et je ne tardai pas à lui déclarer mes sentimens. J'en fus si bien reçu, qu'en très-peu de temps, il ne me resta plus rien à désirer. Monsieur ,

tous avez sans doute éprouve le charmé d'une première conquête; ainsi , je ne vous ferai point le détail de mon bonheur. J'en étois tellement oeeupé, que je négligeons mes devoirs. Le colonel du régiment m'en reprit avec dureté. J'y lus sensible, et je me livrai plus exactement à mes fonctions, sans prendre sur ma tendresse. Mon re- pos seul en souffrit , et certainement je n'aurois pu résister, sans une catastrophe à laquelle je ne devois pas mal tendre.

La gaieté du caractère de ma maîtresse excitoit la mienne. Nous joignions à nos amours, des enfantillages naturels à nos âges. Un soir, sachant qu'elle n'étoit pas chez elle , j'imaginai d'aller me cacher dans sa chambre, pour la surprendre à son retour. A peine avois-je eu le temps de me placer de façon à me dérober à ses premiers regards , que je l'entendis qui renlroit. Je fus surpris de distinguer une autre voix que la sienne. La curio- sité , les ménageinens que je croyois lui devoir, me portèrent à ne point sortir de l'endroit j'élois caché. Un seul rideau

( «*')

me eouvroit ; au moyen de quoi, je re- connus aisément qu'un de mes camarades lui donnoit la m«.in : cela me parut assez simple. Mais, que devins-je , lorsque je ▼Js cette maîtresse que j'adorois, et pour laquelle je me serois sacrifié mille lois , renvoyer ses gens , et prodiguer à mon camarade les caresses les plus tendres ; puis , joignant l'ingratitude à la perfidie, s'oublier au point de faire d'amères plai- santeries sur mon compte ! Je fus si saisi de ce spectacle, que je restai long-temps sans avoir presque l'usage de mes sens. Enfin , revenant à moi, je sortis de dessous mon rideau. Vous pouvez vous imaginer quel effet produisit mon apparition su- bite. Je pris le ton ironique; et, quoique pénétré de douleur , je m'en tirai fort bien. Ce qui vous surprendra peut-être , c'est que mon camarade me parut mille fois plus embarrassé que ma maîtresse.

Moi.

Point du tout. Je reconnois bien l'audace d'une femme démasquée. Vous

(iC) fûtes bien heureux que le hasard vous eut empêché d'être dupe plus long'*

temps.

l'Inconnu.

Oui , si les maux auxquels expose la certitude d'être trompé, ne sont pas plus filcheux qu'une duperie qu'on ignore: l'un et l'autre peuvent se défendre.

Quoi qu'il en soit, je ressentis le plus violent chagrin de cet événement. J'élois d'autant plus peiné, que je voulois caelier ma douleur. Le désir de la vengeance îmuvoit place parmi les sentimens tumul- tueux qui m'agiloient. Vous savez peut- êtue, que dans toutes les villes de pro- rinces, il y a deux ou trois femmes qui se disputent l'avantage de la beauté, des Succès. La haine est le fondement de leurs affections réciproques, et les moyens de s enlever leurs conquêtes soni leur unique occupation. Pour me venger de mon in- lidelle, j'imaginai d'adresser mes vœux à celle de ses rivales qu'elle haïssoit le plus. J'exécutai mon projet. Il eut la suite la plus heureuse et la plus prompte. J'avois

eu

( '7) eu soin de cacher ma funeste aventure : par conséquent, ma nouvelle maîtresse, ignorant mon véritable motif , attribua mon hommage au pouvoir de ses charmes. Il étoit simple qu'elle s'y trompât. Au goût qu'elle prit pour moi, se joignit le triom- phe de m'enlever à son ennemie : voilà bien des raisons, pour ne pas me faire soupirer long-temps. Jepassois donc, des bras d'une femme perfide , dans ceux d'une beauté qui m'aimoit, et j'eus la satisfac- tion de jouir du chagrin qu'en ressentit ma première maîtresse, et de toutes les démarches qu'elle fit pour m'attirer de nouveau dans ses fers. Ces menées furent inutiles, quoique je sentisse bien distinc- tement que je l'aimois encore.

Mo i.

Enfin, vous voilà donc heureux! J'en suis ravi.

l'Inconnu.

Point du tout. J'étois aimé ; mais je n'aimois point ; et ces attentions qu'on avoit pour moi me paroissoient insipides.

Tome IV. b

( i8)

Ces détails, ces inquiétudes de la ten- dresse , si délicieux pour deux cœurs également épris, me fatiguoient. Les re- proches que je me faisois , de mon ingra- titude , augmentaient la ^êne de mon état. Je voulus essayer d'en sortir; et craignant autant l'air des mauvais procédés, que le malheur de rester plus long-temps dans ma situation , je m'avisai d'un moyen que je crus qui concilieroit tout, et que je regardai comme infaillible. Un de mes camarades étoit de la plus jolie figure du monde; il joignoit à cet avantage eelui d'avoir assez de grâces dans l'esprit , de la gaieté , de l'étourderie , en un mot , tout ce qu'il faut pour séduire une femme. J'ouvris mon cœur à ce jeune homme, et je lui demandai de me supplanter. Je n'eus pas de peine à le persuader. Il me promil de me débarrasser promplement de ma maîtresse. En pareil cas, on ne manque jamais de confiance : il m'en mon- tra tant, que dès ce moment je me re- gardai comme renvoyé. Je respirai. Eu effet , Blancourt ( c'est le nom de mon

(•9) camarade ) rendit des soins. Bientôt il ea eut de si marqués , que tout le monde les vit, et crut que j'étois le seul, selon l'u- sage des maris et des amans en titre , à ne pas m'en apercevoir. Je lui donnois , comme bien vous pensez , le plus beau jeu du monde : cependant, j'examinois se* progrès. Lorsque j'étois présent, ma maî- tresse le recevoit à merveille , et même poussoit l'adresse jusqu'à lui faire des aga- ceries; mais lorsque j'étois absent, Blan- court me rapportoit qu'elle étoit beaucoup plus froide , et même qu'elle étoit , on ne. sauroit plus réservée, dans le tête-à-tête. Il calmoit les inquiétudes que me causoit une telle conduite , en m'assurant qu'elle ne pouvoit tenir encore long-temps , et qu'en un mot, si elle l'y contraignoit, il en viendroit à des partis qu'on regarda comme infaillibles, dans la garnison. Je le croyois; mais voyant qu'il n'avançoit pas? je le tourmentai pour mettre en usage le$ derniers moyens. Enfin , il vint un soir chez moi. Tout est manqué, me dit-il: ali ! quelle femjne ! Qq qui vient de m'arr

m 2

(20)

river est incompréhensible. Ah ! je suis perdu, m'écriai- je ! Quoi! je serai donc éternellement aimé î Aimé ! reprit Blan- courl : adoré; mais de l'adoration la plus forte que j'aie vue de ma vie. Figure-toi qu'à dessein de pousser l'aventure à bout, je me suis rendu chez madame de***, à neuf heures, temps chacun, retiré chez soi, me donnoit le moyen de terminer ton af- faire , sans être interrompu. J 'ai commencé par lui dire tout ce que la tendresse peut inspirer de plus vif et de passionné ; d'a- bord , elle ne m'a répondu qu'en plaisan- tant: ensuite elle m'a fait les plus grandes instances de m'en aller, et d'un air qui mon- troit que je l'importunois à l'excès. Piqué .de cette réception, et voulant accomplir mes desseins, je me suis mis à ses genoux; j'ai pris avec violence une de ses mains : je l'accablois de baisers. Ensuite, pous- sant mes entreprises par degrés

Une lionne n'a pas plus de force et de rage, qu'elle m'en a montré dans cet ins- tant. Furieuse , et se dérobant de mes bras: « Insolent , m'a-t-eiie dit, je ne sais à qui

(21 ) » lient que je n'appelle mes gens pour vous » faire traiter comme vous le méritez ! » Elle a prononcé ces mots avec tant de majesté, qu'elle m'en a décidément im- posé. J'étois à genoux : j'y suis resté , sans trop savoir pourquoi. « Monsieur, P a- 1- elle ajouté très-gravement, votre » âge et votre étourderie sont les seules » excuses de l'oubli dans lequel vous ve- nez de tomber. N'avez jamais la har- » diesse de mettre les pieds chez moi. Un » peu de coquetterie, peut-être, et beau- » coup d'histoires que la jalousie des » femmes ont inventées sur mon compte, » vous ont fait apparemment me mécon- » noître. Quoique votre conduite me dis- » pensât de toute explication , cependant » je veux que vous connoissiez mon cœur. » Apprenez qu'il déteste et méprise un fat » assez téméraire pour m'outrager , au « point que vous venez de le faire : d'ail- ** leurs , il y règne un sentiment qu'au- » cune séduction, ni même le temps ne » pourront effacer. Si j'ai souffert vos » soins , c'est qu'ils importoient à mes

(M )

» desseins. Le peu de discrétion que von* 3t avez mis dans votre conduite avec moi, * ne demandoit pas plus de ménagemens dans la mienne avec vous. » En ache- vant ces mots, elle est sortie delà chambre, et m'a laissé fort effarouché de l'aventure. Me voilà donc condamné sans ressource ,

dis- je tristement à Blancourt Vous

riez i

Moi.

Je vous en demande pardon ; mais le moyen de m'en défendre ? Vous me mon- trez comme un très-grand malheur d'être adoré d'une femme aimable, et qui, ce me semble, méritoit votre attachement.

l'Inconnu.

Et voilà précisément ce qui faisoit mon supplice. Plus jesembloi» lui devoir, plus je me reprochois mon indifférence ; et plus je faisois d'efforts pour la vaincre f moins j'y parvenois. J'éprouvois l'incon- vénient de toutes les passions, Ton ne voit jamais un égal degré de tendresse , où, par conséquent, le malheur est réci-

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proque; car il est peut-être aussi fâcheux de se voir arracher des soins par la re- connoissance , que d'en rendre qui ne soient pas reçus par un amour aussi vif que celui qui les dicte.

Moi.

Il faut convenir que les situations même les plus riantes, ne se peignent pas d'une façon agréable à votre imagination.

l'Inconnu.

Ce n'est pas ma faute. Je vois les choses du point de vue d'où les aperçoit tout homme qui a vécu et qui a réfléchi.

Je fus donc condamné, comme je viens de vous le dire, à voir encore madame de* * *. Il fallut bien m'y soumettre. Je demeurai quelque temps dans cette gêne. Ma pa- tience étoit à bout, lorsqu'un événement imprévu me tira de peine. Je reçus une lettre de mon père, d'un style bien dif- férent du sien. Il m'apprenoit que mes deux frères aînés étoient morts de la pe- tite-vérole, à dix jours l'un de l'autre; il m'appeloit son cher fils } et la seule cou-

( »f)

solution nue le ciel lui laissât. Il ni'oi- donuoit de me rendre auprès de lui.

Je ne me donnai que le temps d'aller prendre congé de mes supérieurs, et de voir encore ma maîtresse. J'avoue que, lorsque je pris congé d'elle, sa douleur me toucha. Je lui dis tout ce que je pus imaginer, pour la calmer. Quelque peu qu'on soit affecté, le cœur renferme une sensibilité qui, remuée, prend aisément le caractère d'un sentiment plus fort : j'en eus toute l'apparence , dans ce moment. Cela suffisoit au désir que j'avois de me bien séparer d'une femme à qui sûrement je devois des attentions.

Je fus reçu de mon père, en fils unique. H avoit obtenu pour moi le régiment de mon frère aîné. Il m'en apprit la nouvelle, et j'en fus transporté de joie. J'aimois fort le service , et ce qui me procuroit de l'avancement ne pouvoit que m'ètre in- finiment agréable. Ce sentiment n'étoit point traversé parle chagrin d'avoir perdu mes deux frères. Exilé de ma famille , à peine les connoissois-je. Je passerai rapi-

fi8j

dément sur les temps du deuil et des re-^ grets qui régnèrent dans notre maison , pour arriver à celui mon père voulut me marier. Effrayé par le sort de mes frères, quelque désir que je lui montrasse d'aller à mon régiment, il ne voulut point consentir à me laisser partir, qu'avant je n'eusse une femme. Quoique possesseur de grands biens , le dérangement de ses affaires avoit engagé ses terres ; de façon que, pour les libérer, il lui falloit une grosse somme d'argent, qu'il ne pouvoit trouver qu'en me mariant dans la finance. C'est le parti qu'il prit. J'épousai la fille d'un fermier-général, qui me donna beau- coup d'argent, et des parens embarras- sans, à qui cependant on ûta bientôt la permission de venir chez moi. Me voilà pourvu d'une femme fort jolie, fort co- quette, qui d'abord prit (comme cela se voit ordinairement ) beaucoup de goût pour moi. Je menois une vie fort heu- reuse , ou , pour mieux dire , fort turbu- lente. Neuf sur chaque objet, je les trou- vois tous eharinans, et je ne savois auquel

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me livrer de préférence. Les commence- mens d'un mariage opulent sont toujours délicieux. La profusion dans tous les gen- res attire dans une maison une affluence de monde qui participe aux plaisirs , comme elle en entretient la durée. Je fis mille connoissances , entre lesquelles je choisis celles qui me plurent davantage, pour en faire des amis. Parmi ce nombre, Darcen ville me fit plus d'impression que tous les autres. Il étoit d'un caractère doux, plein d'esprit, de gaieté, de poli- tesse : son seul défaut étoit une ambition outrée.

Moi.

Ah ! pour le coup , vous voilà content !

l' I n c o n n u.

On l'est toujours, lorsque le tourbillon entraîne , et que, sans réflexion sur le passé, sur l'avenir, et 8W ce qui nous en- vironne, l'attrait de ostant nous oc- cupe uniquement. Mais combien ce temps- dure-t-il, dans la carrière des hommes? Un moment, qui semble même n'être a«-

<27) cordé que pour mieux faire sentir le vide qui le suit.

Quelqu'agréable que fût la vie que je menois , l'envie d'aller à mon régi- ment me tourmentoit. Enfin , vint le temps mon devoir m'y appeloit. Je partis, laissant ma femme en soupçon de grossesse. Elle répandit quelques larmes, à notre séparation : je n'en versai pas; car j'étois assez heureux, pour n'être point amoureux d'elle. Mon régiment étoit à Besancon. Je fus reçu par le corps avec toutes les marques d'empressement ima- ginables. Les premiers jours se passèrent en joies , en festins ; mais bientôt ces prévenances se changèrent en discussions, parle peu d'ordre que je trouvai. Je m'a- perçus que mon frère avoit négligé la discipline; je voulus l'établir, et je ren- contrai la résistance que l'habitude de la licence oppose toujours à la réforme. J'em- ployai la fermeté , les punitions. Je réussis quant à mon objet ; mais les soins et les peines qu'il fallut me donner me confir- mèrent d'autant plus dans cette vérité,

( *8 )

que j'avois déjà reconnue : c'est que plus un homme a d'autorité sur les autres, plus il dexicnt leur esclave, s'il veut faire ce qu'il doit. D'ailleurs . délivré de l'autorité de chefs sans mérite, qui m'avaient tant imporluné , je retombai sous un autre joug mille fois plus insupportable; je veux dire , le despotisme du ministre qui, ja- loux de ses droits, ou prévenu par un commis gagné, est presque toujours con- traire aux choses qu'un colonel appliqué propose, pour le bien. Il fallut me sou- mettre à ces dégoûts ; et comme mes prin- cipes étoient de remplir les devoirs de mon état, rien ne put m'en distraire. Mon régiment ne prenoit pas tellement mon temps, qu'il ne m'en restât pour la société. Celle de Besançon est agréable et nom- breuse. Parmi les femmes chez qui l'on me mena, il y en eut une à qui je ne rendis pas d'abord la justice qu'elle méritoit. Un maintien doux et réservé faisoit encore Taloir les agrémens de sa figure, et pro- meltoit un caractère honnête et vertueux : son esprit éloit juste, mais timide; il se

<*9)

ressentait quelquefois un peu trop de l'é- ducation que l'on donne ordinairement aux femmes, à qui l'on fait des principes, de certains préjugés, et des monstres, de tout ce qui s'en écarte. Non exempte de l'amour-propre de son sexe , elle en avoit la coquetterie, sans en avoir l'indécence; et cette réserve étoit en elle encore plus l'ouvrage de son honnêteté naturelle, que de la crainte du blâme , quoiqu'elle y fût fort sensible. Les atteintes dont la calom- nie essayoit quelquefois de ternir sa ré- putation, lui faisoient des plaies doulou- reuses qui ne pou voient être guéries que par le temps. Sévère pour elle seule , pres- que toujours son imagination grossissoit les torts qu'elle croyoit avoir ; tandis qu'elle prenoit si généralement la défense des autres, que ceux qui ne connoissoient pas son motif , mettoient sur le compte de l'affectation , ce qui venoit de sa dou- ceur et de sa bonté. Elle y joignoit beau- coup d'égalité , de complaisance. Son cœur, naturellement tendre, avoit besoin d'un objet qui le remplit. Telle étoit ma-

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dame de Rcnnon. Elle aimoit son marir lorsque je la connus. Ce sentiment, source d'un bonheur bien vrai , ne se rap- ])< rie plus à nos mœurs; il gêne la liberté qui fait le charme de la société de no» jours. La réserve et la décence que tout mari veut dans sa femme, anéantit le plaisir : la gaieté même se ressent de l'éternelle présence dont un époux amou- reux accable les maisons que fréquente une femme dont il est aimé. La société, légère et corrompue , ridiculise , de son côté, cette sympathie conjugale.

La façon d'être de madame de Ren- non avec son mari me choqua ; j'en fis des plaisanteries qui réussirent , qu'elle sut , et qui ne la prévinrent point en ma faveur. Cependant , je la voyois presque tous les jours. Insensi- blement , sa ligure me fit impression. Je ne connoissois point assez son carac- tère pour en faire alors tout le cas qu'il méritoit : mais me sentant de jour en jour pins de penchant pour elle, je changeai de ton , et je pris autant de soins pour

(..« )

lui plaire, que j'avois mis peu de retenue dans mes plaisanteries. Elle s'aperçut de mon changement avec plaisir, comme elle me l'a avoué depuis ; non pas qu'elle sentît aucun goût pour moi: mais elle lut flattée de l'espérance de voir bientôt à ses ge- noux un homme qui l'avoit bravée jusqu'à lui donner des ridicules; se proposant, lorsque j'en serois , de me braver à son tour. L'Amour prend toutes sortes de for- mes pour entrer dans un cœur. Il em- prunta les traits de la vengeance ; et ma- dame de Rennon ne le reconnut que lors- qu'il ne fut plus temps de le combattre. Toujours franche , toujours naturelle , elle convint avec moi de mon triomphe , dès qu'elle le vit ; elle se fioit sur le pouvoir de ses préjugés, pour la garantir des suites. En effet , quoique mon devoir ne m'obli- geât que de passer trois mois à mon régi- ment, j'y restai neuf mois, qui furent en vain employés à tout ce que l'amour le plus tendre peut inventer de séduisant. Rien ne me réussit. Madame de Rennon reccvoit avec joie les preuves de mon atr

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tacheraient, el me montroit le plus grand intérêt; mais je ne pus en obtenir davan- tage. Il fallut la quitter, pour revenir à Taris. Je reçus la nouvelle que ma femme éloil accouchée d'un garçon. Notre sépa- ration lut touchante: nous nous aimions véritablement. Elle me promit de m'écrire souvent. La certitude de recevoir de ses lettres, m'aidoit à supporter l'idée que j'allois m'en éloigner. Ma femme ne me reçut point, à mou retour, comme la sen- sibilité qu'elle m'avoit montrée , à mon dé- part, devoitme le promettre. Je crus re- marquer en elle beaucoup de contrainte. Elle me querella de n'avoir pas envoyé quelqu'un, avant moi , l'avertir de mon ar- iï\ée. « Ma vue inopinée , disoit-elle, lui av oit causé un saisissement dont elle se res- sentirait long-temps. » Je répondis dou- cement à cette incartade, et je n'y gagnai rien. Je trouvai le même ton d'aigreur, dans toutes les choses qu'elle me dit. Je la priai de l'aire fermer sa porte, afin que je pusse donner au repos, au plaisir de la revoir, le reste de la journée. Elle me ré- pondit

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pondit que si je voulois de la solitude , je n'a vois qu'à nie renfermer dans ma cham- bre; qu'on ne viendroit point m'y trou- bler: que, pour elle, elle ne faisoit que commencer à revdir le monde; qu'elle avoit plusieurs personnes à souper. J'étois confondu de tout ce que j'entendois. Je ne fus pas long-temps à soupçonner la cause d'un changement si prompt. La compagnie étant arrivée, je vis un jeune homme , d'une fort jolie figure. Ma femme rougit en me le présentant, et tout le inonde se mordit les lèvres. Cela fut suf- fisant pour m'ouvrir les yeux : je ne fis semblant de rien. Le souper se passa gaie- ment; cependant je reconnus que je gé- nois, quoiqu'on n'eùtpas grande attention pour moi. Le lendemain matin, mon père me fit dire de venir le trouver, dans son appartement. « Monsieur, me dit-il, je ne » prétends point attaquer la conduite de » votre femme, ni même la soupçonner; » mais - elle s'est fait une société que je » n'approuve point, et qui l'entraîne dans » une vie trop dissipée : cela n'a bonne Tome. IV. c

( W )

» grâce pour aucune femme, et principa- ltmient pour une personne de son àgc. » Mon devoir est de vous en avertir; le >• voire est d'y mettre ordre. » Je répondis à mon père tout ce que je crus capable d'é- loigner des idées dont je n'étois que trop convaincu : car , c'est encore une des ridi- culités du rôle de mari, que cette obli- gation de prendre à tort et à travers le parti de sa femme. Je lui promis de parler à la mienne , et l'assurai que très-certai- nement elle se prêteroit à tout ce qui pour- roit lui plaire. En effet, j'eus une grande conversation avec elle; conversation que sa colère interrompit plus d'une fois; elle la fit principalement retomber sur moi : « illuiparoissoit tout simple que l'humeur de lïige agît sur mon père; mais, pour moi, c'étoit,de bonne heure, prendre de* travers. Cependant elle connoissoit l'es- clavage attaché nécessairement à la con- dition de femme; et peut-être auroit-clle la complaisance de supporter mes capri- ces, s'il s'agissoit de toute autre chose que de sacrifier ses amis; foiblesse à laquelle

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elle ne consentiroit de sa vie. » Je me trouvai très-embarrassé , non pas pour moi ; car, à vous parler franchement, la conduite de ma femme m'étoit assez indifférente. Mais l'humeur violente et despotique de mon* père, me fît craindre que le peu de cas qu'on f'aisoit de ses ordres, ne produisît un éclat. Je ne me trompai point. Voyant que les choses continuoient sur le même pied, il me demanda l'explication de cette con- duite. Je ne donnai que de mauvaises rai- sons; je n'en avois point d'autres : il s'em- porta violemment , et finit par me dire que je n avois qu'à sortir de chez lui; qu'il ne prétendoit pas se donner le blâme de tolérer cela dans sa maison ; que quand je serois dans la mienne, ne partageant plus le ridicule dont je me couvrois, il seroit le premier à s'en moquer. Moi. Je reconnois la dureté de 1 âge. Il semble qu'elle efface les situations l'on s'est trouvé soi-même , et qu'elle fasse oublier combien l'on traitoit alors d'injuste, la- ri- gidité de ceux dont on dépendoit.

c 2

(30)

L' I N C O \ S U.

C'est L'ouvrage de l'amour-propre et du désir de la domination. Tant que nos forces nous permettent de nous livrer à nos passions, les succès qu'elles procurent suffisent pour nous faire jouer un rôle dans la société, pour nous y donner une sorte de prééminence. Mais, lorsque les glaces de l'âge ont détruit en nous ce qui nous rendoit propres à celte société, nous voulons encore y tenir, et même être re- marqués. Alors les préjugés , si contraires au feu des passions , si convenables à la -vieillesse, si puissants sur l'esprit des hom- mes, quelques efforts qu'ils fassent pour se soustraire à leur empire, remplacent ce que nous avons perdu. L'attachement qu'on faitparoître pour eux, est l'unique considération à laquelle on puisse encore prétendre. Joignez à cela le malheur de la privation et la jalousie qu'inspire la puis- sance des autres, vous trouverez le prin- cipe de l'humeur et delà dureté des vieil- lards. On a dit qu'd y avoit des hochets pour tous les âges : voilà le leur.

(«7 )

La façon dont mon père m'avoit parlé me mit dans la plus grande perplexité. Je connoissois l'inflexibilité de son carac- tère ; je vovois bien qu'il m'étoit impos- sible de rien gagner sur l'esprit de ma femme : je sentois que les laisser plus long- temps ensemble, c'étoit m/exposer à des scènes que la dureté de l'un , et la muti- nerie de l'autre, ne pouvoient manquer de produire. D'un autre côté, me séparer de mon père, c'étoit faire un éclat que je craignois. Il falloit cependant prendre un parti; je ne savois auquel me résoudre. Dans cet embarras , j'imaginai d'avoir re- cours aux lumières de Darcenville. Je lui confiai ma situation; je lui demandai con- seil. « Votre position est fâcheuse , me dit-il; mais je ne balancerois pas un mo- ment; je quitterois la maison de mon père. La malignité ne peut que vous imputer un tort; au lieu qu'en vous rangeant de son côté , contre votre femme, vous vous verriez entraîné nécessairement à des pro- cédés qui vous donneroient des ridicules, Le hasard , notre sottise , ou l'art des fein-

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mes, nous ont rendu leur réputation per- sonnelle, et d'une façon d'autant plus fâcheuse , que le point duquel elle dé- pend , n'est qu'une misère , et , comme telle, susceptible de plaisanterie. H n'y a que les suites de cela qui peuvent être sérieuses : mais outre que le public entre rarement dans ces calculs, lorsqu'il blâme, il n'a jamais en vue le maintien des mœurs. La malignité seule est son motif. Il faut donc «iue le mari qui fixe ses regards, s'attende à devenir l'objet de ses railleries; car, dans quelque détail qu'on puisse entrer, je vous l'ai déjà dit, le point principal est toujours à côté du ridicule. Cette pre- mière impression anéantit toutes les con- sidérations raisonnables. »

Moi. Ce Darcenvillc-lîj voyoit fort bien.

L I N C O N N II.

Je le trouvai comme vous, et je suivis son conseil. Je nu: séparai de mon père, et j'eus Je chagrin , après avoir pris lr

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parti qui me parut le plus sage , d'être généralement blâmé.

Mo

i.

Oui ; c'est encore un des agréniens de la vie, d'être toujours jugé sans qu'on sache les circonstances , et , souvent , sans qu'on daigne les peser, quand on les connoît.

l' I n c o n n u.

Débarrassé de la gêne de me trouver entre mon père et ma femme , je retombai dans un autre embarras, celui d'être mari trompé. Ce n'est pas assurément que j'en fusse affecté , quant à moi; mais l'étant, il falloit en jouer le personnage, et ce rôle est plus difficile qu'on ne pense. Un mari prétend -il interdire l'entrée de sa maison à l'amant de sa femme, il oblige l'un et l'autre à se chercher dans les lieux publics , à se donner des rendez-vous clan- destins. Le premier moyen fait spectacle; le second se découvre , et tous les deux éternisent les propos. Si, plus fâcheux

(4o)

encore , il poursuit sa femme dans ces res- sources; et les lui ravit, c'est le moyen d'amener des éclats, ou tout au moins de l'humeur et de la mésintelligence, qui lui font un enfer de sa maison; et bien sou- vent encore le fruit de ses peines n'est que de faire renvoyer l'amant en litre, pour en prendre un autre. Si, plus doux, et sûrement plus sage, il fait semblant de ne rien voir , on le taxe de ht lise j on di- minue le soin que sa femme prend de se cacher de lui, pour augmenter son ri- dicule.

Je sentois tous ces inconvéniens, et je n'y voyois guère de remède. J'eus encore recours à mon ami, « Qui vous oblige, me » dit-il , de vivre avec votre femme? Pré- » tendez-vous grossir le nombre des bons ai ménages du temps , et, traînant de mai- » son en maison le /lambeau de l'Amour » conjugal, en offusquer jusqu'à la votre, » ennuyer votre société de vos chastes )> flammes , afin d'y servir de risée.

«Suivez l'exemple des maris d'autrefois; » jamais on ne les voyoit avec leur femme ;

(4i )

» ils savoient par-là joindre aux liens du » mariage les douceurs du célibat, n'ex- » cédoient point le public de leur pré- » sence, et ne le rendoient pas témoin de » la fausseté qu'exige le plus souvent la » nécessité de le tromper. D'ailleurs , » moins l'on se voit , plus l'on se retrouve , » plus on s'éloigne de l'humeur et des » dissentions conduisent nécessaire- » ment la fatigue d'être toujours ensem- » ble, et cette vie commune cpie chacun » voudroit diriger à sa fantaisie. » Dar- cenville avoit raison; je le crus, et je m'en trouvai bien. Je m'éloignai de la société de ma femme. Jamais je ne me trouvois chez moi , lorsqu'elle y donnoit à souper: et quand, par hasard, j'avois à lui parler, je me faisois annoncer comme une visite. Elle me recevoit toujours à merveille , parce que n'exigeant plus rien d'elle, elle ne me rendoit que ce qu'elle vouloit, et que , désirant de remplir les devoirs d'une femme honnête, affranchie de la gêne journalière, elle se portoit avec joie à ces aarches d'éclat toujours satisfaisantes

(te )

pour l'amour - propre d'une femme.

De mon cote . j'avois pris une petite mai- son où je donnois à souper à mes connois- sances. J'y demeurois presque toujours, et je n'en étois pas plus heureux. Loin des malheurs qui m'assiégeoient chez moi , je retombois dans ceux de la société, qui sont innombrables. Si je cherchois à plaire à une femme, j'excitois la jalousie des au- tres; un succès m'attiroit celle des hom- mes. D'un mot échappé sans dessein, on me faisoit une tracasserie; d'une malice, une noirceur; on m'imputoit celles des «mires. L'ingratitude payoit les services que je rendois; la légèreté récompensoit mes prévenances officieuses, et l'indiscré- tion, ma confiance. On me faisoit de mes goûts , des ridicules, et de mes torts des rrimes. Ne trouvant par-tout qu'injustice, fausseté, jalousie, le monde me devint iu- supportaU.-.

Quand je n'aurois pas été très-amou- reux de madame de Pnennon, la différence de son caractère à ceux que j'avois sous les yeux, auroit sulfi pour m'attacher.

(4ô>

J'en recevois des lettres très-régulière- ment, et c'étoit le seul plaisir pur que j'eusse, quoiqu'il me fît encore sentir plus vivement ie chagrin d'en être séparé. Les soins du nouvel arrangement que j'a- vois été forcé de suivre, m'avoient retenu à Paris, plus long-temps que je n'avois pensé. Je profitai du premier instant dont je pus disposer, pour retourner à Besan- çon. J'y fus reçu avec les transports de Ja joie la plus vive. Je retrouvai madame de Rennon, encore plus tendre que je ne l'a- vois quittée : je l'adorois; elle m'aimoit véritablement. Le moyen qu'elle persistât éternellement à me refuser ce qui man- quoit encore à mon bonheur ? Je parvins à le combler. Il ne me resta plus de vœux à former que pour sa durée.

Moi.

Cette fois-ci , vous conviendrez que vous étiez content ?

L' hT C O iS H U.

Je Fétois certainement par la posses- sion de l'objet de tous mes désirs, et p^r

(440

la certitude que madame de Rennon a voit pour moi les sentimens que j'éprouvois pour elle. Mais dans mon bonheur même , je trouvois la source de beaucoup de con- trariétés et de chagrins. Désirant de passer ma vie avec madame de Rennon, la ti- midité de son caractère m'en ôtoit les moyens. Tantôt c'étoit la crainte des re- gards du public , tantôt le désespoir de la perte de sa réputation qu'elle regar- dent comme ternie à jamais. Quelquefois l'empire des préjugés agissoit sur son ame , et la jetoit dans des regrets que i'ainour le plus tendre ne pouvoit calmer. Les moindres objets l'effray oient. L'en- trée subite d'un valet suffisoit pour la troubler, et m'empêcher de jouir de sa tendresse. En un mot, un rien me l'en- levoit; et j'étois contraint de joindre à la privation, l'idée , l'affreuse idée qu'elle n'etoit à moi que par un charme plus puissant que ses forces. Joignez à tout ce que je viens de dire , les ménagernens qu'elle étoit obligée d'avoir pour son mari , vous avouerez que mon sort n'éloit

(45 ) pas aussi doux qu'on auroit peut-être pu le croûte.

M o i.

Il n'y a donc point de bonheur?

l'Inconki'.

De bonheur parfait, non. Par le bon- heur, on entend une jouissance perma- nente : peut-elle exister ? Nos situations dépendent de tant de circonstances, qu'il est impossible qu'elles se combinent de façon à procurer un état stable : de-là,les privations, les contrariétés , par consé- quent, le malheur. Si, par un hasard bien rare , cet état désirable ne se détruit pas, alors la satiété et le dégoût prennent bien- tôt la place des inconvéniens , et produi- sent le même effet. Ce que je vous dis semble vous affliger , Monsieur ; tachez de ne point réfléchir; vous en serez moins malheureux.

Moi.

i Vous m'éclairez trog; et, dans cet ins- tant, il vient de se retracer à ma mémoire

(46) plusieurs situations j'ai cru que j'étoid heureux, et vous me faites voir que je n'iiois que plus tourmenté.

l'Iscoitnu.

Consolez-vous : si la vérité se dévoile à vos yeux, et que vous soyez convaincu que les hommes , en changeant de situa- tion, ne font que changer de peine, du moins, verrez-vous qu'ils ont le plaisir du changement, et c'en est un. Les pre- miers instans de toutes choses ont une vivacité qui donne du relâche à ces incon- véniens de la vie, malgré le tableau que je- viens de vous faire, et que vous m'avez con- traint de vous montrer , du mauvais côté.

L'honnêteté de madame de Rennon, et sa tendresse pour moi , me procuroient des momens qui me dédommageoient de ce qu'elle me faisoit souffrir d'ailleurs, et dont le charme me faisoit oublier qu'ils- n'étoient que passagers. Je me flattois que h; temps et l'habitude triompheroient de ses scrupules. En on mot, j'avois l'espé- -•jucej l'espérance, ce bienfait de la na-

(47) ture , dont la précieuse illusion nous soutient au comble du malheur , et qui , compagne inséparable de l'huma- nité, semble encore ajouter à ses suc- cès, en même temps qu'elle diminue se* revers.

Les soins de ma tendresse , auxquels se joignoient ceux que je donnois à mon régiment, dont je m'occupois sérieuse- ment , remplissoient mes journées.

Il y avoit déjà quatre mois que j'étois à Besancon , sans avoir entendu parler de ma femme , lorsque j'en reçus une ltltre pleine d'amitié. Cette attention m'étonna. Cependant , comme nous n'é- tions pas brouillés, je l'interprétai comme une apparence d'honnêteté qu'elle, vou- loit avoir avec moi , et que peut-être elle s'imposoit , pour reconnoître la manière pleine de douceur dont je m'étois conduit avec elle. Huit jours après , j'en reçus en^ core une autre qui me surprit davantage. Elle entroit dans un plus grand détail, et même me parioit de mes affaires, qu'elle prétendoit se ressentir de mon absence.

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ËUe je toit quelques soupçons sur la con^- duite de mon intendant, qu'elle disoit avoir fait éclairer, et dont elle n'avoit pas été contente. Cette seconde lettre lut sui- vie d'une troisième, ma femme me parloit encore de mon intendant. Elle ajoutoit qu'il étoit ridicule qu'un homme comme moi passât sa vie dans une garni- son ; qu'à peine étois-je connu à la Cour; qu'il étoit temps de m'y faire des amis; que, désirant une fortune militaire, je m'écarlois absolument du chemin qu'il falloit prendre*

Je ne pouvois revenir de la surprise que me causoit tant d'intérêt. Je m'en ouvris à madame de Rennon qui, sachant les termes. j'en étois avec ma femme, m'en parut inquiète ; elle y voyoit un retour de tendresse. Cependant, toujours honnête, elle essaya de me dissimuler ses véritables sentiment ; et même elle lit ce qu'elle put, pour m'engager à retourner à Paris, en me disant que je le devois à ma femme , ainsi qu'à ma fortune. Je sen- tis tout le prix de ce conseil , auquel

pourtant

(<48b)

pourtant je n'aurois pas acquiescé , sans une dernière lettre qui m'apprit que mon père étoit à toute extrémité. Jl fallut en- core me séparer de madame de Kennon , avec d'autant plus de peine ,, que je l'ai- mois davantage. Quelque diligence que je fisse, je ne pus me rendre assez promp- tcment à Paris. Mon père étoit mort, lors- que j'arrivai. Ma femme me reçut avec toutes les démonstrations imaginables. Il n'y avoit pas longtemps que j'étois des- cendu de voiture , lorsqu'il entra dans la chambre j'étois avec elle , un homme boité qui lui remit une lettre. Après l'a- voir lue , elle tira sa bourse , et la lui donna. Puis, se tournant de mon côté, elle me pria de lire la lettre. Je vis qu'elle étoit d'un homme de la Cour, qui parois- soit avoir beaucoup de crédit. Elle étoit conçue à peu près en ces termes : « Je » vous fais mon compliment. Votre mari, » madame, a le gouvernement de son » père : d est bien heureux d'avoir une m femme comme vous ; il ne le doit qu'à » vos sollicitations. J'espère que vous se- Tome IV. i)

( 5o ) » rez contente de moi. » J'avoue que je fus étourdi de cette nouvelle. J'avois be- soin que ma femme me laissât seul , a'in de me remettre de ma première surprise. Elle passa dans son cabinet pour faire ré- ponse. Je l'aimois et l'estimois trop peu, pour n'être pas très- fâché de lui devoir cette grâce. J'admirai la bizarrerie du sort; il empoisonnoit le bienfait, en me le faisant tenir d'une main qui ne pouvoit m'être que très-désagréable. Cependant, étant même obligé de me refuser à ce sen- timent, je me taxai d'ingratitude et d'in- justice , de ne pas oublier les torts passés, pour un procédé présent. Je me promis bien que , si mon cœur s'éluignoit d'une affection qui m'étoit impossible , du moins mon extérieur cacheroit ses mouvemens. En effet, aussitôt que ma femme eut ex- pédié son courrier, j'employai tous les moyens pour la convaincre de ma recon- noissance. Elle me raconta que, voyant mon père fort mal , elle avoit cache son état avec soin, poui roi1, le temps de prévenir l'homme dont clic venoit de re-

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cevoir une lettre, afin qu'il pût faire des démarches, avant que qui que ce lût s'en doutât; que la chose avoit réussi; qu'elle regardent cet événement comme le plus grand bonheur qu'elle put obtenir dans sa vie. Elle accompagna son récit des choses les plus tendres, et même de ca- resses assez vives ; ce qui me persuada que madame de Rennon ne s'étoit point trom- pée. J'en étois véritablement affligé,; car je ne pouvois donner à ma femme un cœur qui n'étoit plus à moi; d'ailleurs, je me senlois une aversion pour elle, que j'essayai vainement de surmonter pendant le peu de jours que je fus à Paris. Il fallut aller à la Cour. Un homme qui n'a que des remercimens à faire, y trouve tous les visages rians et toutes les portes ouvertes. Quoique, pour mon début, je n'en con- nusse que les fleurs , cependant ce pays me parut fort étrange. Les gens que je connoissois le plus me semblèrent avoir une autre façon de penser à ]a Cour, qu'à ia Ville ; leur maintien même étoit changé. J'examinois chaque chose avec soin , et je

D 2

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me trompois sur tontes, parce que je ju- geois sur le» apparences, el que le grand art des courtisans est d'en montrer d'ab- solument opposées à ce qu'ils pensent. Esclaves servi les du crédit dans quelque état qu'ils se trouvent, hauts el dédai- gneux a is -à-vis de tout homme inutile, leur vie n'est qu'une comédie continuelle, dangereuse pour ceux qui représentent sur le même théâtre , mais méprisable, pour quiconque sait les pénétrer et fuir leurs intrigues.

Je ne demeurai à la Cour, que le temps nécessaire. Je me pressai de revenir à Paris , j'étois rappelé par les affaires que me donnoit la mort de mon père. J'es- pérois les terminer prompteinent , pour pouvoir retourner à Besançon , y retrou- ver madame de Kennon, et m'éloigner de ma femme, qui me fatiguoit de plus en plus de ses einpressemens. Les pre- mières impressions du service qu'elle m'avoit rendu s'étoient effacées ; elles avoient fait place à celles de sa conduite passée. J'informois de tout , madame

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do Rennon , dans mes lettres , et ses réponses étoient remplies de ce qu'elle pouvoit imaginer devoir me rendre au moins un peu galant pour ma femme; elle alloit jusqu'à me menacer de se brouiller avec moi, si je m'y refusois.

Il y avoit plus de trois mois que j'étois avec des créanciers et des gens d'aifaires , sans être plus avancé que le premier jour, lorsque Darcenville, cet ami dont je vous ai déjà parlé, vint me trouver un matin, dans ma chambre. D'abord , il me parla de mes intérêts; et faisant insensiblement tomber la conversation sur mon régiment, il me dit qu'il étoit étonné qu'ayant donné tant de soins à le bien tenir, j'en fusse si long-temps éloigné ; qu'il avoit reçu des nouvelles de Besancon , par lesquelles on lui mandoit que mon absence s'y faisoit remarquer.

Je fus d'autant plus surpris de ce qu'il me disoit, que, recevant très-régu- lièrement des lettres du major , il ne me parloit d'aucun désordre. Je le priai de s'expliquer plus clairement. Il répon-

( 54) <lit qu'il ne le pou voit, puisqu'on n'avoit rien désigna de particulier; qu'on lui mar- quoil simplement qu'en général, il n'étoit plus bien, ,1e répartis que les affaires que mon père m'avoit laissées , me te- noient trop a cœur , pour les abandonner , avant que de les finir. « Mais je voms » crovois amoureux , me dit-il. Assu- » renient je le suis, répondis-je, et je suis » convaincu que vous seriez mon rival, si » vous connoissiez l'objet de ma ten- j> dresse. II faut que vous y comptiez » beaucoup, reprit-il, pour vous en sé- 5) parer aussi long- temps. On n'est pas » venu jusqu'à votre âge , sans savoir que » c'est jouer gros jeu. » Cette réflexion me troubla. Maisrevenant bientôt à moi, je me reprochai d'oser soupçonner madame de Ker.non, et je le dis à Darcenville.

Sa conversation ne me fit pas d'abord l'impression que j'éprouvai lorsqu'il fut parti. L'empressement qu'il m'avoit mon- tré pour que je quittasse Paris , ne me parut pas naturel, d'autant qu'il éloit ins- truit de l'importance des raisons qui m'y

( 53) retenoicnt. En cherchant à pénétrer son motif, j'imaginai qu'il avoit pris du goût pour ma femme , et que ma présence le gènoit. Je m'arrêtai d'autant plus volon- tiers à cette idée , qu'elle me fit plaisir. J'aimois beaucoup Darcenville : c'étoit un moyen de le voir plus souvent chez moi. Maître de l'esprit de ma femme, j'étois bien sur qu'il la conduiroit de la façon qui me seroit le plus agréable. Je me rap- pelai que je l'a vois trouvé plusieurs fois tète à tète avec elle; j'avois cru leur voir, à tous deux, un air fort embarrassé.

Je ne tardai pas à reconnoitre que je m'étois trompé.

Fort peu de jours après ma conversa- tion avec Darcenville , ma femme me fit prier de passer dans son appartement. Lorsque j'y fus, elle fit fermer sa porte, avec ordre à ses gens de nous laisser. Après leur avoir donné le temps de s'é- loigner, elle prit la parole : « Monsieur, me dit-elle, vous pouvez vous rappeler qu'unis l'un à l'autre suivant l'usage, c'est- à-dire, par convenance, sans nous être

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choisis, sans même nous connoître , nos cœurs ne se sont point soumis aux liens que nous avons acceptés , sans amour. Je vous crois trop juste pour ne pas, faisant taire le prçjùgc , mettre dans la même ba- lance nos devoirs réciproques et nos torts mutuels. Je pourrois vous dire que je voiifc ai conservé la plus véritable amitié, la plus sincère estime ; il n'y a pas encore longtemps que je vous en ai donné des preuves. Mais, je ne sais co que c'est que de me faire valoir sur un point que me dictoit mon inclination. D'ailleurs, je ne prétends point vous prévenir en ma -fa- veur, ni provoquer un retour sur vous- même, pour voir lequel de nous deux s'e*t éloigné le premier de l'autre. Notre sexe est sujet à des inconvéniens auxquels n'est point exposé le vôtre. ÎS'e vous en prenez qu'à vous, si je suis contrainte aujourd'huide vous faire un aveu que ma situation rend nécessaire. Je n'ai rien né- gligé pour voiler un mystère qui peut- être vous fera quelque peine à pénétrer; mais vous vous êtes refusé constamment

(37 ) à tous les moyens que j'ai mis en usage ; j'ai même osé me confier à votre ami , pour qu'il essavât d'éloigner vos regards d'un événement que j'aurois enveloppé •d'omlires impénétrables, si vous m'aviez mieux secondée. Rien ne m'a réussi. Le temps me presse de vous instruire. Vous m'entendez , Monsieur : qu'ordonnez- vous ? Voulez-vous que , me cachant aux yeux du monde, je donne le jour à un être qui ne sera point à vous, et qu'en nous exposant à l'indiscrétion de quelque confident, nous nous rendions tous les deux l'objet de la malignité publique ? Déclarerai -je mon état ? Voulez -vous adopter un enfant dont vous n'êtes pas le père; couvrir d'un voile obscur une situa- tion où beaucoup d'autres se sont trouvés', avant vous ? Voulez-vous, me regardant plus en ami qu'en mari, m'aider dans un événement aussi cruel, et mériter un at- tachement aussi durable que ma recon- noissance? »

J'étois si confondu de tout ce que j entendois , et sur -tout de l'assurance

( 53) avec laquelle ma femme parloit , qu'il y avoit déjà long-temps qu'elle ne disoit plus rien , quand je rompis le silence. « Madame , lui dis-je , vous me voyez émerveillé de votre éloquence ; mais comme elle n'est pas aussi persuasive qu'elle est brillante, je vous demande du temps pour me déterminer. >^Et sur cela, je sortis, et n'eus rien de plus pressé que d'envoyer chercher Darcenville. « Je ne suis plus étonné, m'écriai-je, lorsqu'il en- tra dans ma chambre , de l'empressement avec lequel vous vouliez me faire partir de Paris; ma femme vient de m'éclaircir yotre motif. J'ai besoin de votre secours, dans l'alternative du choix qu'elle me met à portée de faire , ou d'adopter le fruit de ses amours, ou de l'ensevelir dans l'obscu- rité qui lui convient. Cependant, n'ayez pas assez mauvaise opinion de moi, pour croire que je me sois laissé persuader par sa morale, ni que je consente à donner à mon fils , un frère ou une sœur , indigne de lui. Pourquoi, me répondit froidement Darcenville ? Aimez -vous mieux désho-

(59) norcr sa mère, exposer un jour votre fils à des proeès qui peut-être le ruineroient? car enfin, la loi vous donne cet enfant. La loi me le donne ! interrompis-je avec colère : faut-il la suivre lorsqu'elle est in- juste ? Doucement , reprit Darcenville ; ne tombez pas dans le cas de tous les hom- mes en général, qui ne la jugent, qu'au moment qu'elle les contrarie. Cette loi prévient plus d'inconyéniens qu'elle n'en a de réels. Vous la voyez dans l'instant de la passion ; cependant souvenez - vous qu'elle est le fruit du sang- froid, de la combinaison et de l'expérience. Quoi ! vous croyez, lui dis-je, que je pourrai ga- gner sur moi de m'v soumettre? Je dis plus, me répondit-il : il le faut; et, comme votre ami , je l'exige. Eh bien ! lui répii- quai-je , je me livre entièrement à vous. Allez trouver ma femme , si vous vouiez ; annoncez-lui le parti que vous me forcez de prendre. »

En effet, lorsque je fus seul, mes ré- flexions me menèrent à trouver que Dar- cenville avoit raison. Vous ne serez pas

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étonné* qu'ajoutant ce dernier incident à l'éloignemenl que j'avois déjà pour ma femme, elle ne me lut devenue insuppor- table : on le remarquoit jusques dans les moindres choses, lorsque le hasard, ou la nécessité nous faisoit trouver ensemble. Le public, ignorant ses torts , et sachant que je lui devois mon gouvernement, blâma ma conduite. Darcenville m'avertit des propos, et m'apprit que je passois dans le monde pour un ingrat, pour un homme de peu de principes. Je m'em- portai contre lui. Je lui reprochai le parti qu'il m'avoit l'ait prendre; parti qui, sans diminuer mes chagrins, donnoit atteinte à ma réputation. 11 me dit sur cela des choses raisonnables qu'il fallut bien adop- ter. A quelqu'excès que nous entraîne la colère , la raison a toujours des droits sur nous, auxquels elle nous force de nous rendre. Peu de temps après, j'eus à soutenir un assaut qui fut plus pénible encore, parce qu'il iailul étouffer les mouvemens de rage qu'il éleva dans mon cœur. Une femme, intime amie de la mienne , me lit

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prier de passer chez elle : je m'y rendis. Elle avoit eu soin que nous lussions seuls. Elle commença son discours par une longue justification sur sa démarche , qu'elle trou voit, disoit-elle, hasardée, me connoissant aussi peu. Elle me pria de l'excuser, en laveur de l'amitié qui en étoit le motif; et puis, entrant en matière, après rénumération la plus complette des rares qualités de ma femme, elle entra dans le détail des obligations que je lui a vois ; et, comme vous le croyez, mon gouvernement jouoit le rôle principal. Ensuite, retombant sur ma conduite, elle la taxa d'injustice; et conclut à ce que je changeasse; sans quoi, j'avois à craindre que ma femme ne se «endit aux conseils de ses amis, qui tous étoient d'avis qu'elle en vînt à un éclat, plutôt que de conti- nuer à vivre avec un homme qui la ren- doit malheureuse. Mettez -vous un mo- ment à ma place , et vous vous représen- terez ce que je souffrois. J'eus cependant la force de me contraindre. Je dis ce que je pus, et sûrement je dis fort mal. Mais

( G2 ) je ne m'échappai point : c'éloit en véi ilc tout ce qu'on pouvoit exiger de moi. Je Unis le plus tôt qu'il me fut possible un entretien aussi fâcheux, et je sortis, dans la ferma résolu lion de m'éloigner de Paris, aux dépens même de mes affaires. La guerre qui se déclara me lit faire par de- voir ce que j'élois résolu d'exécuter, pour mon repos. Je reçus ordre du ministre de me rendre à mon régiment. J'y volai confier à madame de Rennon les chagrins qui remplissoient mon ame , d'amerlume. 3 'eus la consolation de voir la part sincère qu'elle y prenoit. Ce n'étoil point cet in- térêt de décence que toute femme se croit obligée de montrer à son amant ; occu- pation d'un moment, dont le moindre objet détourne et distrait : madame de Rennon avoit sans cesse ma situation de- vant les yeux. Tous les partis se présen- toient à son imagination, sans qu'elle osât en admettre aucun. La timidité, dans ce cas, est toujours le caractère d'un grand attachement. Son esprit ne lui fournissant nulle ressource sans inconvénient , elle

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tombent souvent dans un chagrin dont j'étois forcé de la tirer, en cherchant toutes les consolations que je pouvois in- venter. Malgré tant de tendresse , je crus remarquer quelques changemens en elle : je lui trouvai des instans de réserve avec moi, qui m'étonnèrent. Quelquefois, s'a- bandonnant à la rêverie , madame de Ren- non fixoit ses yeux sur moi; je les voyois se remplir de larmes. Je voulus pénétrer la cause de cette conduite. Elle la rejeta sur l'effet que lui faisoient mes chagrins : mais, trop vraie pour bien dissimuler, je m'aperçus qu'elle me trompoit. Je fis de vains efforts pour lire dans son ame; et j'eus le chagrin de partir pour l'Alle- magne, avec l'inquiétude que me causoit son silence , que je soupçonnois renfer- mer un secret funeste. Quelqu'affligé que je fusse de cette idée , j'aimois trop le ser- vice , pour n'être pas distrait par le plaisir de me trouver à la guerre. C'est qu'un homme qui veut s'instruire et montrer de la bonne volonté, remplit ses journées, de façon que rarement se trouve-t-il vis-à-vis

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de lui-même. Le nouveau genre de vie que je inenois me plut iniiniment; mais, malheureusement, pour réfléchir, l'il- i.'iïiou de la nouveauté n'agit pas assez puissarm&eat sur moi , pour m 'empêcher. de chercher à pénétrer les ressorts cachés qui faisaient agir chacun. Je > is à l'armée, comme par -tout il v a des hommes i assemJbtlés , de la flatterie, de la bassesse, de la jalousie, de la perfidie. Je trouvai le soldat surchargé de travaux et de mi- sère , ardent à s'abandonner à la licence qui soment lui coûte la vie, et qui tou- jours entraîne des maux dont tout le se ressent,; l'officier accablé de ;i:se et du despotisme de ses supé- rieurs, auxquels il ne peut se soustraire qu'au risque de sa perte, et d'entraîner celle de l'armée, en détruisant une subor- dination nécessaire ; des généraux mal d'accord entre eux, jaloux de leurs suc- cès, ressentant une j'oie maligne de leurs revers; qui, tendant tous au même but, cherchent mutuellement à s'écarter, les uns les autres, de la route qui doit y con- duire .

t i

(6S) (luire; un chef qui, sous les apparences d'un culte, est entouré de gens qui tra- ment sa chute, de flatteurs bas qui le déchirent en secret , ou d'audacieux qui lui tiennent tête, en affichant le motif spécieux du bien public. Souverain à l'ar- mée , ce chef est esclave à la Cour ; devant rarement sa place à son mérite, il la tient ou d'un ministre, ou d'un confesseur, ou d'une maîtresse, ou d'un valet. Elevé par l'intrigue, l'intrigue seule peut le soute- nir; aussi l'occupe-t-elle uniquement : ses jours ne sont qu'un tissu d'incertitudes, d'agitations et de craintes. Voilà ce que me parut une armée.

Cependant je m'y plaisois : soit préjugé d'éducation , soit toute autre raison , le goxit des armes paroît dominant dans tout homme qui se sent de l'élévation et des moyens.

Il y eut peu d'événemens pendant la campagne. Les alarmes de madame de Rennon n'en furent pas moins vives ; ses lettres en étoient remplies , ainsi que des marques d'amitié les plus touchantes :

Tome IV. m

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mais si ce sentiment étoit exprimé, dans ses lettres, avec toute la chaleur possible, celui de la tendresse s'y démentoit de jour en jour. Je lui témoignai mon inquiétude, sans pouvoir obtenir aucun éclaircisse- ment. Enfin , j'en reçus une lettre qui m'a fait une impression trop forte , pour qu'elle ne me soit pas présente encore : « C'en est fait, je renonce au bonheur de- w ma vie. Un pouvoir trop puissant m'ar- w rache de vos bras; je cède la victoire » au seul maître qui pouvoit l'emporter sur vous : je l'ai trop disputée, pour que vous puissiez me taxer de légèreté » dans le parti que je prends. J'aban- >* donne un monde tout est fini pour » moi : il ne me paroîtroit plus qu'une p vaste solitude , puisque je n'y serois » plus pour vous. M. de Rennon m'ac- « corde la permission de me retirer au fond d'un cloître, je vais m'occuper m à pleurer les égaremens dans lesquels »> vous m'avez entraînée: trop heureuse, » hélas ! si je puis parvenir à ne pleurer h qu'eux ! Adieu. Oubliez-moi, ou plutôt

(67) »• que le ciel fasse luire à vos yeux le *• même rayon de lumière dont il m'a *> frappée ! il m'ordonne de vous fuir ; et m quel cœur m'a-t-il donné pour un tel » sacrifice! »

Cette lettre fut un coup de foudre pour moi. Je fus vingt fois sur le point de tout abandonner , pour voler à Besancon. Les mouvemens les plus violens s'emparèrent de mon ame. J'écrivis à madame de R.en- iion une lettre remplie du désordre j'étois. Je ne trouvai point la poste assez prompte pour m'en apporter la réponse; j'envoyai mon valet-de-chambre , homme de confiance , avec ordre de faire la plus grande diligence. Je ne vécus point pen- dant le temps que dura son message : son retour acheva de m'accabler. Il me rap- porta que , quelqu'adresse qu'il eut em- ployée , il n'avoit pu parvenir à faire re- mettre ma lettre à madame de Rennon; qu'elle étoit dans son couvent; qu'elle n'y recevoit absolument que M. de Rennon qui venoit quelquefois à la grille. Je ne crus point à ce récit; je m'emportai contre

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mon valet -de -chambre, et je le fis re- partir sur-le-champ. Son second voyage ne fut pas plus heureux que le premier : Je n'en tirai d'autre fruit que la certitude affreuse qu'il falloit renoncer à madame de Rennon. Cette idée me jeta dans un désespoir horrible. Je soupirois après la fin de la campagne. Elle arriva ; et dès que je le pus honnêtement , je pris le che- min de Besancon. Je n'y trouvai que de nouveaux chagrins. Madame de Rennon persista constamment à se rendre inacces- sible, quelqu'effort que je fisse pour pé- nétrer dans sa retraite. Des lieux qui me rappeloient sans cesse le bonheur que j'a- vois perdu , ajoutoient encore de nouvelles plaies à celles (pie j'avois déjà. Plongé dans la douleur la plus profonde, une seule idée me flattoit ; celle de suivre l'exemple de madame de Rennon ; elle avoit semblé le désirer. D'ail leurs, adop- ter sa façon de penser, c'éloit en quelque manière m'en rapprocher, y tenir encore. J'avois entendu dire que Dieu suffit au cœur d'un dévot : le mien étoit trop ul-

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eéré , pour que je ne cherchasse pas à le guérir. Je m'informai quel étoit le direc- teur de madame de Rennon. J'allai le voir, et lui confier mes desseins. Je ne trouvai qu'un homme borné, qui me parfo des joies du paradis et des flammes de l'enfer. Jaloux de me convaincre , je lui proposai des doutes ; mais il en savoit trop peu pour les résoudre. Il ne me resta de ma conversation avec lui, que le chagrin de voir quel homme m'avoit enlevé madame de Rennon, et d'être plus convaincu que jamais de la force des préjugés, qui re- prennent leur empire, à la moindre oc- casion , lorsqu'ils agissent sur un caractère foible.

L'inutilité de mes démarches auprès de madame de Rennon , et le peu de se- cours que je trouvai dans son directeur, me rendirent Besançon un séjour insu- portable : je me pressai de l'abandonner. Le souvenir du changement de madame de Rennon, qui, tant que je vivrai, cau- sera mes regrets, m'a fait oublier de vous dire que ma femme étoit accouchée d'une

(70) fille , pendant que j'étois à la guerre , ri qu'un lait répandu l'avoit mise dans un élat funeste. Je la trouvai condamnée de la poitrine , à mon retour à Paris. Elle ne vécut même que peu de temps , et ses derniers momens furent cruels pour moi. Elle me montra tant de repentir , et me dit des choses si touchantes , que je fus contraint de lui donner des larmes sin- cères. Cette femme , dont je vous ai déjà parlé, qui m'avoit fait essuyer un entre- tien si fâcheux, suivant l'indiscrétion de son caractère, me reprocha sa mort, en l'attribuant aux chagrins , à mon avarice , à la dureté d'en avoir exigé plusieurs en- fans , malgré la délicatesse de sa com- plexion. Elle a tenu les mêmes propos dans le monde; ils ne manquèrent pas d'y prendre faveur, comme tous ceux qui ter- nissent la réputation de quelqu'un.

Tant de contrariétés réunies me plon- gèrent dans une mélancolie , dans un abat- tement dont rien ne pou voit nie tirer. Dar- cenville étoit le seul homme que je vou- lusse voir. Il me rendoit les soins les plus

(70 assidus. Dans nos conversations, je lui fis part du dessein que j'avois eu de devenir dévot. Quoiqu'il fût fort éloigné de cette façon de penser, il tâcha de réchauffer en moi ce désir. « C'est un nouvel objet, me disoit-il : saisissez-le. Dans la situation vous êtes , tout ce qui peut vous dis- traire est le but vous devez tendre. » Il fit plus; il m'amena chez moi un des plus fameux directeurs du temps. Ce n'étoit plus ce confesseur de province , qui , la balance de la justice à la main , ne m'y montroit que les punitions et les récom- penses divines : c'étoit un homme doux , d'un caractère liant, qui tâcha de connoî- tre le mien , pour trouver le chemin de mon cœur , et qui profitant de l'aveu de mes chagrins , qu'il me surprit adroite- ment, en prit avantage pour me détacher d'un monde qui les avoit fait naître. En appuyant ses raisonnemens sur des vérités morales , il me conduisit insensiblement à la nécessité d'un frein pour les passions , et, de cette nécessité certaine , à celle d'une religion , et par conséquent d'un culte.

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Alors, la physique , la métaphysique, la chronologie, lui fournirent des preuves pour me convaincre, et pour faire une conversion qui sembloitpiquer son amour- propre. Il en -vint à bout; et grâces à ses soins, je fus au nombre des bonnes âmes. En changeant de façon de penser, il fai- loit nécessairement changer de société ; car , un instinct machinal nous porte à fuir ceux qui diffèrent de nos idées , comme à rechercher ceux qui les adop- tent. Mon directeur me mena lui-même chez plusieurs femmes d'une vertu recon- nue, et me conseilla de me lier avec quel- ques hommes qu'il m'indiqua. Je n'avois garde de ne pas obéir ponctuellement. Un directeur est un maître absolu; son auto- rité se fonde sur la mauvaise opinion qu'il a l'art de nous inspirer de nous-même, et sur les secours qu'il nous fait espérer de ses lumières, et de son intérêt pour nous. La paix qui se lit cet hiver-là, me donna le moyen de me livrer tout entier au nou- veau genre de vie que j'avois embrassé. Mon directeur m'avoitdil que j'y trouve-

(73) rois cette tranquillité d'ame et ce bonheur après lequel chacun court. Je l'attendois inutilement, de jour en jour, d'heure en heure. La société des gens de bien est sujette, ainsi que toutes les autres, à beau- coup d'inconvéniens. L'orgueil qu'inspire l'opinion de valoir mieux que les autres , en bannit l'indulgence; par conséquent, la médisance y domine. Elle s'y cache ce- pendant sous des traits empruntés, qui ne servent qu'à la rendre encore plus fâ- cheuse. EUe s'y soutient par la dureté que tout dévot contracte , en pensant que, s'é- tant sacrifié , il peut en exiger autant des autres. Comme j'étois de bonne foi, quoi- que fervent, je m'étonnai de ces nuances d'imperfections que je remarquois parmi des gens que je croyois dans le chemin de la vertu. J'étois exact à fréquenter les églises, j*étois plus occupé, je le con- fesse , à combattre les distractions , que pénétré de la grandeur des mystères qui s'y célébroient. Je m'obligeois tous les jours à dire un office; je m'échauffois la poitrine à faire maigre ; et pour honores

(74) Dieu, je macérois et détruisois sa créa- ture. Si l'idée de madame de Rennon me revenoit, je la chassois. Ingrat par prin- cipe , je croyois faire un grand crime , de me rappeler l'amitié tendre, la confiance quelle avoit en moi , l'intérêt qu'elle m'avoil toujours marqué, les secours que j'en avois reçus dans mes peines. Notre intimité me sembloit marquée du sceau de la réprobation. Si je ne pouvois bannir son souvenir, j'allois mettre mes chagrins au pied des autels ; là, j'éprouvois le plus grand tourment de tous, celui de ne pou- voir se livrer à sa douleur.

J'avoue cependant que , déjà plein de l'orgueil des gens de bien, mon amour- propre étoit quelquefois flatté des sup- plices que je me faisois , et des victoires que je croyois remporter sur moi-même. Telle étoit ma situation, lorsque Darcen- vilJe m'apprit que M. de Rennon étoit mort. Dans le saisissement que me causa cette nouvelle, je ne pus que m'écrier : Ahl mon ami! Il entendit ce que signi- fioit cette exclamation. « .le vous coin-

(75) » prends, me dit-il; votre cœur s'ouvre » à l'espérance d'allier le ciel et votre » goût. J'ai prévu l'effet que vous feroit » l'événement que je vous annonce : j'ai » tout disposé pour mon départ; je vais » offrir votre main à madame de Rennon. » Me jeter dans les bras de Darcenville , fut ma seule réponse. Cependant, revenu de mon premier transport ; « pourquoi , lui dis-je,n'irois-je pas moi-même7 Non, il ne le faut pas, me répliqua-t-il; madame de Rennon peut ne vouloir pas quitter sa retraite : dans ce cas, elle se refuseroit peut-être à vous voir. Moi , qu'elle n'a pas les mêmes raisons de craindre, je péné- trerai jusqu'à sa cellule. Rapportez-vous- en à mon amitié pour la persuader.— Allez donc, lui dis- je ; songez qu'il s'agit du bon- heur de ma vie. » Darcenville me quitta sur-le-champ , après m'avoir promis qu'il m'écriroit au plus tôt. Je comptai les mo- mens , jusqu'à celui que j'avois calculé devoir m'apporter sa première lettre. Je n'en vis point arriver. Plusieurs jours se passèrent avec aussi peu de succès. Mon

(?6) inquiétude étoitau comble, lorsque Dar- cenville , un matin , entra subitement dans ma chambre. Je lus mon arrêt sur son visage. \ ous me voyez désespéré , me dit-il , mais je n'ai rien pu obtenir. A mon nom >eul, madame de Rennon a volé à la grille ; elle m'a accablé de questions sur votre compte, sans me donner pres- que le temps d'y répondre. Encouragé par ce début , je n'ai pas craint de lui faire votre proposition. Tout-à-coup sa v i\ i«cité s'est éteinte , ses yeux se sont remplis de larmes. « Quel nouvel assaut à soutenir, s'est-elle écriée? que venez-vous de me dire ? Hélas ! il vous est aisé de juger avec quel empressement mon cœur s'é- lance au devant de la chaîne que vous lui présentez ; mais j'ai trop irrité le ciel : ma vie ne peut être assez longue pour expier mon crime, et ce n'est qu'en con- sacxant le reste de mes jours à Dieu, que je puis parvenir à l'effacer. Oui, c'est un parti pris. Je ne ferai désormais usage de ma liberté, que pour m'attacher à ce mo- nastère. » Vous pensez bien , continua Dar-

(77 ) cenville, que je me suis servi de tous les moyens pour ébranler sa résolution : j'a- vois bien , des raisons à lui donner, dont aucune n'attaquoit ses principes. Elles combattoient seulement son esprit de pé- nitence. Une ame règne l'amour se défend mal ,' quand on la presse de se rendre. J'ai vu madame de Rennon chan- celer; et je commencois à me flatter, lors- qu'elle m'a quitté brusquement , en me laissant dans la plus grande surprise. J'ai fait mon possible pour avoir encore un entretien avec elle, sans que j'aie pu l'ob- tenir. Usant de toutes les ressources, j'ai voulu voir l'abbesse qui passe pour avoir de l'esprit. Elle est entrée dans mes vues; mais elle n'a pas été plus heureuse que moi. Dans mes conversations avec elle, sur ma- dame de Rennon, elle m'a dit qu'elle étoit l'exemple de la communauté, par sa piété, l'objet de l'intérêt général, par sa douceur et son chagrin. Je ne vous ai point écrit , poursuivitDarcenville, parce que je n'avois que des choses affligeantes à vous mander, que je ne vous apprendrois que trop tôt.

(73) M o i.

Mais vous m'aviez dépeint madame de Rennon comme une femme d'un carac- tère {bible; il me semble pourtant qu'elle a mis bien delà fermeté dans sa conduite.

l'Inconnu.

Vous ignorez donc le pouvoir du fana- tisme? On peut le comparer, je crois, à toutes les passions violentes, avec cedegré de force de plus, qu'il est soutenu du pré- jugé qui communément condamne les au- tres désirs impétueux que la nature a mis en nous, cl, leur sert de frein. Plus une arae est foible, plus le fanatisme y règne puis- samment ; s'y confondant avec les prin- cipes, il y détruit l'incertitude : effet que le raisonnement produit rarement , même dans les âmes les plus fortes.

La nouvelle que m'apprit Darcenville me jeta dans la douleur la plus vive, qui dégénéra bientôt en une humeur sombre. Qccupé de ma dévotion et de mon cha- grin, je ne sorlois de chez moi , que pour me rendre à l'église , et quelquefois à- la

(79) Cour, m'appeloient les affaires démon régiment. Assez de temps se passa dans cet état de malheur , sans que rien put m'en distraire. Un différend , que j'eus avec une femme qui possédoit une terre voisine d'une des miennes , m'obligea d'avoir une explication avec elle : elle s'appeloit madame de Mercour. La façon franche et noble dont elle me parla, me prévint en sa faveur. Je fus obligé de retourner souvent chez elle, pour y ter- miner cette affaire, qu'elle voulut traiter à l'amiable. Chaque fois que je la vojois, elle me plaisoit davantage. Madame de Mercour étoit une femme de trente-cinq ans. Sa figure étoit encore bien , et son esprit étoit doué des qualités les plus pré- cieuses. Elle joignoit à tout le feu qu'on y peut désirer, une justesse, une force, rares. Veuve depuis dix ans , elle menoit une vie agréable. Elle s'étoit fait une so- ciété d'un petit nombre de gens d'esprit, très-aimables, qui lui rendoient les soins les plus assidus. Elle me jugea digne d'en augmenter le nombre , et me pria , quand

(8o)

nos intérêts furent réglés, de continuer à la voir. J'y fus exact. Outre le goût que j'avois déjà pour elle, les gens que j'y vovois me plaisoient infiniment, et j'en vins à passer toutes mes soirées chez elle. J'essuyai dans ce temps un de ces dégoûts auxquels les militaires sont souvent ex- posés. Des gens qui ne pouvoientse vanter d'autant d'application , ni de services , que moi, mais mieux à la Cour, furent faits brigadiers, à mon préjudice. Je criai beau- coup ; je menaçai de quitter. On ne tint compte de mes clameurs, et je fus con- traint d'ajouter à mon mécontentement, l'idée mortifiante du peu de cas que l'on en faisoit. Un soir que , plein de mon liumeur, j'en faisois le détaille plus amer chez madame de Mercourt je m'écriai, en adressant la parole à un homme de robe r Vous êtes bien heureux! Dans votre mé- tier, vous n'avez point à craindre ces in- justices!— Vousconnoissez bien mal notre état, me répondit-il, si vous le préférez au vôtre. Vous avez quelques peines, j'en eomiens; niais combien de choses vous

en

(8i ) en dédommagent ! au lieu que rien n'é- mousse les épines que nous rencontrons sans cesse sous nos pas ; car enfin , qu'est- ce que la vie d'un magistrat ? Sécher sans relâche sur des affaires ennuyeuses et dif- ficiles; exister dans l'appréhension qu'une circonstance omise ou né^li^ée ne cause une ruine injuste ; sacrilier ses goûts et son temps au travail , pour acquérir la réputation d'un bon juge, qui ne conduit qu'à plus de travail encore, sans espoir de récompense, pas même déconsidération; puisqu'enfin , hors du palais , des cheveux longs suffisent pour jeter du ridicule sur celui qui les porte : tel est un homme de robe, presque avili dans la société, quoi- qu'il en soit l'arbitre. Je ne vois donc de ressource, lui répondis-je, que de se faire jolie femme. Je ne sais si vous feriez un bon marché, me dit madame de Mercourt. Je l'étois; on peut convenir de cela. C'est un instant bien orageux, et je crois que je ne voudrois pas recommencer. 11 est vrai que les succès sont flatteurs, et qu'il est assez doux de faire toujours l'occu- Tome IF, p

(8j)

pation des gens avec lesquels on se trouve. Mais combien n'est-on pas en butte à la jalousie des autres femmes ! On devient l'objet de leur haine et de leur noirceur. Les hommes même , ou piqués par des soins infructueux, ou par fatuité , sou-* vent pour plaire à leurs maîtresses, sont les premiers à ternir la réputation d'une jeune et jolie femme. L'amitié lui semble interdite. Tout homme est pour elle un amant, et toute femme, une rivale. Ajoutez à cela, le plus souvent, un mari jaloux, une mère injuste , une famille diiïlcile , des bienséances éternelles. Vous conviendrez que c'est acheter trop cher le triomphe d'un souper, d'un bal , d'un spectacle, ou d'un lieu public; trop heureuse encore, si cette femme peut se défendre de de- venir sensible , et résister aux attaques qui l'environnent sans cesse! car, alors, ses jours ne sont plus qu'un tissu de priva- tions , de frayeurs , d'inquiétudes et de contrainte, outre que l'inconstance ou la perfidie sont souvent la récompense des sentimens les plus purs et les plus tendres.

(83) Mo i.

Que faut-il donc être ?

l'Inconnu.

N'être pas ; c'est le seul moyen d'éviter le malheur.

La société de madame de Mercour avoit fort diminué ma dévotion. Cepen- dant, comme j'avois été convaincu, je sentis en moi cette espèce de reproche intérieur qu'on éprouve , lorsqu'on s'é- loigne des principes qu'on avoit embrassés. Incertain sur ce que je devois me per- mettre, j'eus recours à madame de Mer- cour pour me guider. Le cas que je fai- fois de son esprit et de son honnêteté méritoit cette confiance. Un jour que nous nous trouvâmes tête-à-tête, je lui demandai ce qu'elle pensoit sur la religion , parce que jamais il ne m'avoit été pos- sible de m'assurer de sa croyance. « Vous me faites une question , me dit-elle , à laquelle je n'aime point à répondre. Que dire sur un point la raison ne peut nous guider, le premier précepte est

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de croire sans approfondir, nous som- mes dirigés par des hommes qui n'ont au- cun avantage sur nous, el qui, pour le plus souvent, ne sont distingués dans la société que par leurs habits ? Tout ce que l'on voit ramène à se persuader qu'il est un Etre souverain; mais de quelle nature est- il? Veut-il un culte, n'en veut-il point ? Jamais cet être ne s'est manifesté qu'à des hommes privilégiés qui nous ont trans- mis ses volontés. Depuis qu'il existe des sociétés , on a trouvé dans chacune des traces d'un culte. La cause en est, disent les philosophes, que les hommes sentant leurs propres ibiblesses, cherchent dans un être surnaturel des secours qu'ils ne peuvent trouver ailleurs. Ce raisonnement ne me satisfait pas. J'ignore à quelle fin Dieu m'a fait naître. Si les flammes de l'enfer existent, peut-être est-ce pour m'y plonger pendant l'éternité. Mais comme il a prévu que mes déréglemens l'exige- roientde sa justice, pourquoi m'a-t-il fait naître? Pourquoi la révëlatidh ne s'est- elle pas étendue sur toute la terre? Pour-

(85 ) quoi les apôtres n'en ont -ils parcouru qu'une partie? En un mot, pourquoi la religion n'est-elle pas une? J'avoue que d'un autre côté, l'accomplissement de la proscription des Juifs m'étonne , et que j'y trouve de quoi confondre l'esprit le plus fort. Je ne me suis arrêtée, dans tout ce que je viens de vous dire, que sur la religion chrétienne, parce que je trouve qu'il n'y a qu'elle qui , par la beauté de sa morale, mérite qu'on cherche à l'ap- profondir. Une considération qui me semble encore bien embarrassante, c'est le penchant éternel qui nous porte à faire ce que défend la loi. Quel peut avoir été le but du créateur , de nous laisser des passions auxquelles il faut sans cesse ré- sister, lui qui, d'un seul mot, a fait cet univers? Que ne nous a-t-il créés parfaits, puisqu'il veut que nous le soyons? Il vous auroit ôté le moyen de mériter, répon- dent les docteurs ; mais cette décision qui dérive d'une justice exacte, ne peut convaincre la raison. Aussi , voyons-nous, dans toutes les religions, l'admission, des

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deux principes opposés qui se combattent sans cesse, et qui produisent le mélange de biens et de maux qui nous frappe ; mais si ce mélange se montre sur la terre, pourquoi n'en voit-on aucune trace dans le système de l'univers , tout est sou- mis à des lois immuables qui retiennent chaque chose dans l'ordre nécessaire? En un, mot , monsieur , poursuivit madame de Mercour , la religion est une nuit pro- fonde que la raison ne peut éclairer, l'esprit se perd. Tout homme sage con- viendra qu'il n'y peut pénétrer , mais qu'il doit pratiquer le plus qu'il pourra sa mo- rale; car elle ne tend qu'au bonheur de tous, et l'obligation de chacun de nous est d'y coopérer autant qu'il est en lui. Si bien donc, repris-je, que vous pensez qu'il faut pratiquer les vertus morales , sans trop s'occuper du culte? Je ne dis pas cela , répondit madame de Mercour ; je dis qu'il faut être honnête avant tout , et d'ailleurs , suivre son penchant. Pourvu qu'on observe la première condition que j'impose , le reste n'a de poids sur moi

(»7) que celui d'une opinion particulière et libre. »

Je ne suis entré dans tous ces détails de conversation avec madame de Mer- cour, que pour donner une idée de son caractère. Vous conviendrez qu'il étoit fait pour attacher. Sans sentir pour elle ce goût emporté des premières passions, «.•lie m'inspira des sentimens plus forts que ceux de l'amitié. J'éprouvois une nécessité de me rapprocher d'elle , qui fit que je ne sortois presque plus de sa maison. Auto- risé par ce .qu'elle m'avoit dit, mes idées de dévotion, qui s'étoient fort affoiblies, s'effacèrent entièrement, et je ne songeai plus qu'à passer ma vie avec madame de Mercour, à lui plaire. A peu près dans ce temps-là, ma iille, ou plutôt celle de ma femme, mourut. Vous croyez bien que je ne fus pas fort sensible à celte perte ; mais je fus extrêmement inquiet de mon fils, qu'une petite-vérole affreuse mit aux portes du tombeau. Madame de Mercour me donna, dans cette occasion, les mar- ques du plus grand intérêt. Ce fut en lui

( 88 )

en témoignant ma reconnoissance, que je lui parlai, pour la première fois, de la na- ture de mes sentimens. Elle me parut fort aise de m'avoir fait autant d'impression, et ne me cacha point que je ne lui étois pas indifférent. Ravi de la trouver aussi bien disposée pour moi, je me livrai tout entier au goût que j'avois pour elle. Mes soins ne furent point infructueux. Je crus voir s'augmenter assez son penchant, pour la presser sur ce qui me restoit encore à désirer. J'y fus assez embarrassé ; car quoi- que je vécusse avec elle dans la plus grande intimité, cependant notre commerce avoit quelque chose de sérieux qui m'en im- posoit. Au moment de m'expliquer, je lus plusieurs fois retenu par une crainte dont j'aurois eu peine à rendre raison : enfin, à force de me reprocher ma timi- dité , je pris sur moi de parler. Madame de Mercour me répondit par un grand éclat de rire. « En vérité , me dit-elle , à l'embarras vous voilà , à la rougeur qui couvre votre visage , on vous pren- droit pour un écolier qui sort du collège.

C«9)

Kassurez-vous, je ne vous ferai pas jeter par la fenêtre. » Et voyant que le ton de plaisanterie qu'elle y mettoit, aclievoit de me déconcerter, elle reprit plus sé- rieusement : « Ne me parlez plus sur un point pour lequel j'ai toujours eu la plus grande répugnance : vous me fe- riez une peine mortelle de me forcer de vous refuser quelque chose que je vous verrais désirer avec ardeur. Vous n'êtes plus assez jeune , et je ne suis plus assez jolie, pour que ce soit-là le but et le lien de notjre intimité. Contentons-nous d'une tendresse sans bornes et d'une confiance aveugle. Ces deux sentimens ont assez de force pour nous attacher l'un à l'autre, et pour nous rendre heureux. »

Ce refus me ferma la bouche, et m'af- fligea. Je connoissois madame de Mer- cour ; je savois bien que je ne la ferois pas changer. Cependant, j'essayai plu- sieurs autres tentatives qui toutes furent infructueuses. Elle m'opposoit toujours son antipathie , et par-là me faisoit éprou- ver une contrariété continuelle. Pleiue

(9") de complaisance pour moi sur tous les objets , je ne pouvois rien obtenir sur celui-là seul; et, selon l'ordinaire , tous mes désirs se bornant à ce qui m'étoit refusé, ce que j'obtenois ne m'en dédom- mageoit pas; c'est-à-dire, que par d'au- tres moyens, je n'étois pas plus heureux: avec madame de Mercour, qu'avec les au- tres femmes avec qui j'avois vécu. Voyant que je ne pouvois rien gagner sur elle , j'imaginai de lui proposer de l'épouser ; non que je me promisse du mariage , ce que je ne pouvois arracher de sa com- plaisance. Madame de Mercour ne con- noissoit de lois que celles qu'elle s'impo- soit; mais j'avois en vue de me l'attacher par un lien de plus. Je la trouvai toute aussi éloignée de devenir ma femme, que d'être ma maîtresse sans réserve. « La condition des femmes , me dit-elle , exige qu'elles prennent un maître, une fois en leur vie; mais lorsqu'elles sont assez heu- reuses pour redevenir libres, je ne con- çois pas ce qui pourroit les déterminer à reprendre une chaîne toujours pesante.

(9') Je veux m'oecuper sans cesse, poursuivit- elle, de vous plaire et de faire votre bon- heur ; mais pour que mes attentions aient du prix pour vous, il faut que vous puis- siez penser que vous les devez à mon penchant, et non pas à mon devoir. Je vous aime trop pour vouloir perdre un tel mérite , et l'intérêt de notre tendresse fexige le refus que je vous fais. »

J'avois beaucoup de raisons à donner à madame de Mercour : je n'en négligeai point, et ne gagnai rien. Enfin , il fallut me résoudre à rester son amant, ou plu- tôt la victime de ses caprices. Je l'aimois véritablement. Les femmes sont toujours sûres de nous maîtriser, lorsqu'elles nous ont inspiré de certains sentimens.

Mon fils alloit être en âge de débuter dans le monde. Quelqu'heureuses que fussent ses inclinations, c'est toujours un moment redoutable pour un père. Débar- rassé des soins de l'enfance , il retombe dans des appréhensions d'autant plus fon- dées , que le début d'un jeune homme décide le plus souvent du reste de sa vie.

(9*J

Tous les points demandent une attention fatigante et continuelle. Ses penchans , ses sociétés, sa santé, sa fortune , doivent être l'unique occupation d'un père. La fougue des passions l'emporte à tout ins- tant, et pour le retenir, il faut éviter avec autant de soin la sécheresse du pédant, que la familiarité d'une trop grande con- fiance. Madame de Mercour me fut d'un grand secours, dans ce pénible emploi. Tl est donné aux femmes d'ajouter des grâces à la raison , qui la persuadent, et qui cor- rigent l'aridité de ses conseils. Mon fils se formoit eîiez madame de Mercour; il y prenoit le goût de la bonne com- pagnie , le bon ton , deux points es- sentiels pour un homme du monde. Le destinant à la guerre, je partageai le tra- vers de tous les pères qui , pour se per- pétuer, marient leurs enfans avant qu'ils sachent ce que c'est qu'un engagement , et quels sont les devoirs auxquels la so- ciété les oblige. Je fis épouser à mon fils une fille de qualité fort riche. Ce mariage fut approuvé de tout le monde. La nais-

(93) sance et les richesses sont les deux con- venances qu'on calcule en pareil cas. Le caractère personnel, ni celui des familles, n'entrent jamais pour rien dans cet arran- gement.

Peu de temps après le mariage de mon fils , la guerre se déclara. Il y eut une nombreuse promotion , dans laquelle je fus compris. Peu flatté de voir mon nom confondu dans une si grande liste que beaucoup de noms déshonoroient, je me- nai mon lils avec moi. La campagne com- mença par un siège, qui donna le temps aux ennemis de se rassembler et de venir le troubler. Nos généraux se résolurent à donner une bataille, nous nous trou- vâmes Darcenville et moi placés à la même division. Nous avions devant nous un bois. L'officier-général qui nous commandoit ayant été tué , Darcenville, avec son régi- ment, s'engagea dans ce bois assez impru- demment. Il en sortit un feu terrible. Alarmé du danger de mon ami, je vole à son secours. Plus pressé de le dégager, que songeant au bien de la chose, je pris

(9i) avec mon régiment l'ennemi en flanc . et je le culbulai. Mon attaque eut le plus grand succès. Ce bois couvroit la gauche des ennemis, que l'on enfonça sans peine, quand nous eûmes emporté le bois.

Je ne pus jouir de la suite de mon avan- tage : je reçus un coup de fusil, au liavers de la cuisse, qui me Gt rester sur le champ de bataille, au débouché du bois. Je ne faisois que de tomber, lorsque j'aperçus Darcenville. Il n'avoitplus trouvé d'obsta- cles, et s'efforcoit de ^a^ner la tête. Cou- rage! mon ami, lui criai-je; achevez ce que votre danger et mon amitié m'ont fait entamer. Ah! vous êtes blessé, me dit-il en courant à moi ! l'êtes vous dan- gereusement? — Non, lui répondis-je, ce ne sera rien. Je crus remarquer du chan- gement dans sa physionomie. « Je suis au désespoir, me dit-il, de ne pouvoir rester avec vous : mon devoir m'oblige de vous quitter. » Quoique son discours me parut assez simple , cependant l'air qu'il avoit ne me le parut pas. J a vois trop reçu de preuves de son amitié , pour en inférer

(93)

autre chose , si ce n'est que cette altération lui venoit de la chaleur du combat. Comme nous demeurâmes maîtres du champ de bataille, je lus bientôt emporté. Beaucoup de gens de ma connoissance vinrent me voir. J'attendois toujours Darcenviile : il ne paroissoit pas. L'inquiétude me prit qu'il ne lui lût arrivé quelque chose. J 'en demandai des nouvelles. Comment ! me répondit-on , vous ne savez pas qu'il est allé porter à la Cour la nouvelle du gain de la bataille?» C'est bien la moindre chose, « ajouta-t-on, qu'on pouvoit faire pour » lui. Nous devons le bonheur de cette » journée à la manœuvre brillante qu'il a » faite. » Ce propos m'étonna. Je fus sur- pris de ne m'entendre citer pour rien dans ce mouvement. Je me tus. Cependan t le général me vint voir , le lendemain. Dans le compliment qu'il me fit , il ne me parla que de ma blessure , et ne me dit mot sur ma conduite de la veille. Ce silence augmenta ma surprise. Je priai sa suite de me laisser seul avec lui. Quand nous fumes tète-à- tête , je lui demandai raison de cet oubli

(96) de ma manœuvre , et de la conduite de mon régiment. Je reconnus, par ses ré- ponses , que Darcenville avoit rapporté l'affaire totalement à son avantage , et qu'il Q avoit parlé de moi que comme d'un homme qui s'éloit avancé pour le soute- nir, et qui même n'avoit eu que peu de part au succès , avant été blessé dès le commencement.

Quoique ce lût un coup de foudre pour moi, que de me voir trahi par l'homme du monde que j'aimois et que j'estimois le plus, je rassemblai le peu de force que j'avois pour apprendre au général la vé- rité du fait. Je ne le persuadai point: il me dit seulement que, dans l'épaisseur du bois, il m'avoit été difficile de juger de la totalité de la manœuvre ; que lorsque les troupes étoient débouchées dans la plaine, à la poursuite de l'ennemi, Dar- cenville avoit la télé. Il s'en tint à ce pro- pos, et me quitta brusquement, sans vou- loir m'entendre. Quand je fus seul, j'eus tout le temps de m'abreuver de l'amer- tume de ma situation. Cependant, je pris

le

(97) le parti de me taire, ne pouvant me per^> suader que Darcenville eût eu vis-à-vis de moi cette conduite infâme. Je craignis de lui faire tort, et je voulus qu'il s'expli- quât , avant de le condamner.

Moi.

Quoi , monsieur ! seroit-il possible que cet homme dont vous m'avez fait un por- trait avantageux , se fût oublié jusques-là ?

il I n c o a N IL

Hélas ! oui , monsieur. Profitant de mon, absence, il s'étoit attribué l'action qui m'appartenoit. Sans pudeur , il reçut un® récompense qui m'étoit due; il eut ua grade , comme c'est assez l'usage quand on apporte de ces sortes de nouvelles ; et pour qu'd n'y manquât aucun désagré- ment , il étoit mon cadet.

Moi.

Ah ! je déteste Darcenville.

L h C O R H ïï,

Voilà les hommes : il y en a bien peu d'intacts sur tous les points. Plus vertueux Tome IV. e

(9§) par amour - propre , que par principe, l'honnêteté les guide dans les choses in- différentes ; mais la passion dominante absorbe tout , et fait paroître le cœur hu- main tel qu'il est. Que Rousseau l'a bien dit!

Le masque tombe, l'homme reste , Et le héros s'évanouit.

Darcenvillc étoit ambitieux; l'ambition lui fit tout sacrifier. Il ne fut pas long- temps absent de l'armée : il vint me voir à son retour, avec une confiance qui me confondit. Je ne pus soutenir plus long- temps son audace ; j'éclatai. Loin qu'il parût embarrassé de mes reproches, il fit l'étonné de mes prétentions , et nia les i'aits. Il se glissa bientôt de l'aigreur dans notre conversation , à laquelle je coupai court, en lui disant que j'avois besoin de repos, et que je le priois de ne plus se donner la peine de me rendre visite.

Je n'avois plus de ménagemens à gar- der. Je fis venir les officiers de mon régi- ment, que j'informai de ce qui se pas- soit. Comme c'étoit autant leur cause que

( 99 ) la mienne , ils s'ameutèrent et tinrent beaucoup de propos. Le régiment de Dar- cenvilie, par la même raison, prit parti; il y eut plusieurs combats particuliers. Cet événement fit grand bruit dans l'ar- mée : toutes les voix se réunirent pour Darcenville. Afin de satisfaire ses vues, il s'étoit fait créature de beaucoup de gens; et moi, par la vie particulière que j'avois toujours menée , j'avois à peine des connoissances. Car, à la guerre comme dans le monde, ce n'est jamais le fait, mais la prévention du plus grand nombre, qui décide la totalité. D'ailleurs ,ma récla- mation avoit été tardive, et cela précisé- ment sembloit déposer contre moi. Dans les comptes que Darcenville avoit rendus à la Cour , il avoit eu l'art d'attribuer tous les succès aux dispositions du général qui , par récompense , prit parti pour lui. Il écrivit au ministre contre moi. J'en reçus une lettre très-sèche , j'étois ré- primandé sur ma mauvaise foi , sur la zizanie que je semois entre deux régi- mens. J'en fus piqué : je lui répondis avec

G 2

"G revers 'tes BIBLIOTHECA

( ioo ) la dernière vivacité ; ce qui me valut en- core une lettre plus dure. Il me mandoit que, sans l'état j'étois, il m'enverroit dans une citadelle.

Je pris la résolution, dès ce moment,, de quitter. Malgré tous les chagrins que j'avois , ma blessure faisoit tant de progrès en bien, que je lus bientôt en état de me mettre en chemin pour retourner à Paris. Aussitôt que j'y fus arrivé, j'envoyai ma démission , qui fut reçue. J'aurois aban- donné sans doute avec regret un métier pour lequel j'avois toujours ressenti de l'inclination, si je n'avois reconnu que, pour avancer, il faut plutôt songer à se faire des protecteurs, qu'à se distinguer, en servant avec valeur, avec intelligence } et ce moyen ne me convenoit point. Ma- dame de Mercour prit la part la plus vive à tout ce qui m'é toit arrivé. Mais, comme son caractère étoit de penser avec force, elle me parla plus en philosophe , qu'en amie tendre. Elle me dit que ce que j'é- prouvois n'étoit qu'un de ces revers dont la société des hommes est remplie; qu'il

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devoit me servir de leçon pour m'ap- prendre à me suffire à moi-même , à savoir braver le jugement des autres , lorsque je n'avois rien à me reprocher; à cher- cher au fond de mon cœur une tran- quillité que je ne trouverois jamais parmi les vices et les passions qui gouvernent le monde. Elle avoit raison. Je le sentis , et je commencois à voir ma position avec in- différence , lorsque je retombai dans un autre chagrin qui me fut extrêmement sensible. Je crois vous avoir dit que j'ai- mois mon fils avec une tendresse extrême, qu'il justifioit par son mérite et par les sentimens qu'il avoit pour moi. Dans les arrangemens de son mariage , il avoit été décidé qu'il logeroit chez les parens de sa femme, dont il devint tellement amou- reux, qu'il ne la quittoit presque point. Je ne le voyois plus que rarement, à mon grand regret ; mais sachant que les flam- mes conjugales s'amortissent assez promp- tement, je me persuadai que cette viva- cité ne seroit pas de longue durée : je me trompois. La femme de mon fils,

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ou Ire qu'elle a voit des droits pour plaire, était dévote; titre suffisant pour prendre une autorité absolue dans le ménage. La dévotion rendant une femme intaete sur le point qu'elle pense devoir à son mari, elle se croit , des ce moment , dispensée des soins et des complaisances par lesquels elle le dédommage quelquefois de la foi violée. Fière d'être sans reproche, elle se conduit avec despotisme, le maîtrise, et souvent le rend plus malheureux, que si elle étoit infidelle. Au malheur près, voilà l'histoire de mon fils. Le joug n'est jamais pesant , quand on est amoureux. Il s'y sou- mettait avec plaisir ; mais , tout entier à sa femme, il suivit trop les indications intéres- sées qu'elle lui donna. En le mariant, je lui avoisa bandonné une assez grande partie de mes biens propres, et j'avois gardé , sans stipuler d'échange , une terre qui me venoit de sa mère. Ce domaine me plai- soit; et je n'imaginai pas qu'au parti que je lui faisois , mon fils la répétât jamais. Je fus fort étonné, lorsqu'un jour, après avoir pris beaucoup de tournures qui

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marquoient son embarras, il me la rede- manda. Quoique je fusse très -piqué de son procédé , je me contins assez , pour lui faire voir avec douceur ce qu'il avoit d'ir- régulier. Je lui dis nettement que je voyois bien que cela ne venoit pas de lui , mais de l'avarice de sa femme. Je cherchois à l'excuser : cependant , il parut me quit- ter un peu Honteux de sa démarche, en me promettant qu'il ne songeroit plus à cette affaire. Je ne puis vous exprimer ce que je sentis, lorsque, deux jours après, je reçus une assignation juridique, pour remettre cette terre. J'entrai dans la plus violente colère , et je me rendis sur-le- champ chez madame de Mercour, pour l'instruire de ce qui m'arrivoit. Elle me demanda froidement ce que je comptois faire : «Plaider, lui répondis-je; déshé- » riter mon fils , et ne le revoir de ma « vie. Voilà précisément ce qu'il ne faut » pas faire , me dit-elle. Outre qu'il faut » toujours éviter de plaider contre ses » enfans , la terre appartient à votre fils ; » vous devez la lui rendie. Quant à le

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» déshériter, comme c'est l'acte de la plus grande sévérité paternelle, ajour- ai nez-le. Vous êtes furieux, dans ce mo- » ment ; attendez pour voir s'il ne ren trcra •» pas en lui-même; s'il se laissera tou- » jours conduire par sa femme. Quant à » lui défendre votre présence , il le mé- » rite, m Madame de Mercour étoit un dieu pour moi. Je me conduisis selon l'avis qu'elle me donnoit , sans que mon fils parût touché. J'en eus un chagrin si vif, que le temps même n'y put apporter aucun soulagement. H n'y a voit point de distraction que madame de Mercour n'i- maginât , pour me tirer de l'état de tris- tesse où j'étois. Dans nos conversations, elle me rappeloit les principes philoso- phiques dont elle s'étoit utilement servie, lorsque j'avois quitté le service. Mais, cette fois-ci, le cœur étoit affecté; ce n'é- toit que par un nouveau charme qu'on pouvoit l'occuper. Madame de Mercour étoit trop habile pour ne pas le sentir. Elle me donna la plus grande preuve de tendresse qn'elle pouvoit me donner, peu-

( io5) sant comme elle le faisoit. « C'est inutile- » ment, me dit-elle, que j'ai tenté tous » les moyens possibles pour adoucir votre état. Votre malheureuse étoile vous a forcé de quitter un métier que vous » aimiez. Vous aviez un fils que vous » chérissiez ; il vous a manqué cruelle- j> ment : il ne vous reste plus que moi , » qui ne veux vivre désormais, que pour » vous tenir lieu de tout ce que vous avez » perdu.Vous avez désiré ma main. Je vous » l'ai refusée , tant que j'ai pensé que vous » pouviez être heureux sans elle. Mais je »> vous aime trop, pour ne pas vous l'offrir » dans ce moment, je crois qu'elle peut » contribuer à votre satisfaction, à votre » bonheur. Je connois la façon dont vous » m'êtes attaché; ce lien sera pour votre » cœur une nouvelle jouissance qui, j'es- » père , le détournera de la douleur dont » il est accablé. » Pénétré d'admiration et de reconnoissance du procédé de ma- dame de Mercour, je ne voulu* point abuser du sacrifice qu'elle me faisoit. « Non, madame, lui dis-je, je n'accep-

( >«6) » terni point cette offre généreuse. Je v sais votre répugnance pour le mariage ; » je me reprocherois éternellement de » me rendre indigne de votre tendresse -, » si je ne la combattais point. Vous me » connoissez peu, reprit- elle La Iran- » cliise et mon cœur ont toujours été les » mobiles de ma conduite. Il m'en coù- » tera plus de vous voir malheureux, que » de perdre ma liberté. Soit que votre état m'attendrisse, soit que je vous aime j) davantage, la chaîne du mariage ne » m'effraie plus : voilà la véritable situa- tion de mon ame. » Je desirois trop cette façon de penser de madame de Mer- cour, pour être difficile à convaincre. Je me rendis, et je l'épousai, sans ce faste et cet appareil, toujours embarrassans pour ceux qui représentent , et très-ennuyeux pour les autres. Nous nous renouvelâmes au pied des autels, et devant deux amis communs, des sermens que nous nous étions faits mille fois, d'autant plus sincè- res et solides, que , de leur durée , dépen- dit notre félicité réciproque. Madame

( 107 ) de Mercour ne s'étoit point trompée. La possession d'une femme que j'avois autant de raison d'estimer , effaça bientôt le cha-: grin auquel j'avois été livré. J'eus même la satisfaction d'apprendre que ma belle-fille étoit au désespoir de mon mariage , craig- nant que de nouveaux enfans ne la frustras- sent de biens encore assez considérables. - Cependant la vivacité des premiers ifis- tans amortie , l'envie de se plaire mu- tuellement fait toujours céder la volonté de l'un aux désirs de l'autre, l'accomplis* sèment de son propre désir commence à parler plus haut que le contentement de ce que l'on aime : en un mot, la personnalité reprend ses droits. De-là, de petites dis-» sentions plus ou moins fortes, qui toutes cependant n'ont aucune suite. Ce sont des piqûres d'épingle ; mais elles se répètent à chaque instant. Ce n'étoient que les in- convéniens inséparables de quelque situa- tion que ce soit : le sort, qui n'a jamais cessé de me persécuter, me réservoità de plus grands maux : ils ne tardèrent pas à se faire sentir.

(io8) Madame de Mercour , ou ma femme si vous voulez, pour augmenter ses revenus, avoit mis tout son bien à fonds perdu , suivant en cela le système du siècle, qui s'est défait du respect de nos pères pour les possessions de leurs ancêtres, et qui fait envisager, lorsqu'on n'a point d'en- fans, le bien dont on jouit, comme un pussent de la fortune dont on peut dis- poser. Mais la faute qu'elle avoit faite , c'étoit de tout mettre sur un fameux par- tisan du temps, dont le crédit, à la vé- rité , devoit donner de la confiance , mais qui manqua, le lendemain d'une fête ma- gnifique. Ce coup fut assommant pour elle. En vain, je lui représentai que mon revenu nous suffisoit à tous les deux; que nous ne ferions aucun retranchement , et qu'elle devoit croire que j'allois pren- dre des arrangemens pour que, si je mou- rois , il lui restât un sort heureux. Dans ses réponses, quoique tendres, je connus qu'elle regardoit avec peine la nécessité de dépendre de moi. En effet, quoiqu'elle m'aimât beaucoup, cela de voit l'inquiéter.

( 109 ) H n'y a point de sentiment à qui ne cède le désir de la liberté qui régne au fond de tous les cœurs ; et rien ne tend autant à l'esclavage , que la privation des biens , puisque , par eux , nous nous procurons despotiquement ce que nous pouvons souhaiter, sans être tenus à ces soins onéreux que la pauvreté reconnoissante échange contre le bienfait.

Je ne m'occupai que d'écarter des re- gards de ma femme tout ce qui pouvoit lui rappeler sa situation. Non seulement l'abondance régnoit autour d'elle; mais même je ne négligeai pas ce superflu si critiqué, si désiré. Mes présens étoient reçus avec tendresse et douceur , mais avec un fond de tristesse qui détruisoit le plaisir que j'avois à les faire. J'étois d'autant plus contraint dans ma conduite avec elle , que je n'osois chercher à com- battre sa façon de penser. Ç'auroit été montrer sans cesse le bienfaiteur , blesser sa délicatesse, entamer des conversations embarrassantes pour tous deux , sans es- poir de convaincre. Je me sentois con-

( no ) su mer moi-même de l'état de ma femme , sans oser m'en plaindre; ce qui meltoit une lâcheuse contrainte dans notre com- merce. Né, comme je vous l'ai déjà dit, pour réfléchir, et pour réfléchir triste- ment, je conclus de tout ce que j'éprou- vois , que , se rapprocher de quelqu'un qui nous plaît, ce n'est point se procurer un agrément dans la vie ; c'est ajouter les chagrins de ce que l'on aime à ceux que nous éprouvons personnellement , sans espoir d'en être pleinement dédommagé par le partage des événemens heureux j la somme de ces derniers ne pouvant ja- mais entrer en comparaison avec celle des contrariétés et des malheurs.

Plus une ame est forte, et plus elle s'abat aisément, lorsqu'elle est une fois affectée. Ma femme ne put résister au chagrin qui la minoit. Elle tomba dans un état de langueur. Les remèdes ne firent qu'avancer sa lin. La sentant approcher, elle me tint un discours qui ne sortira ja- mais de ma mémoire.

« C'en est fait, me dit-elle, je touche

( tu )

» au terme de mes maux. Ils m'ont été » d'autant plus durs à supporter, que »> vous connoissant comme je le fais , je » m'en suis reproché la cause. La mort » ne m'effraie point, et je ne regrette que » vous. Mais je vous avoue que je suis »> inquiète , sur ce que je vais devenir. •> L'idée de l'immortalité de l'ame me » flatte par un instinct dont j'aurois peine à rendre raison ; mais l'incertitude » je sui.9 sur sa nature , me gêne. Si je dois recommencer une nouvelle car- » rière , que sera-t-elle ? Voulez-vous, » lui dis-je, que je fasse venir de *** ? » ( C'étoit un homme de beaucoup d'es- » prit, très-grand directeur. ) Et que me dira-t-il, répondit ma femme ? lime » parlera de justice divine, decontrition , »» d'espérance, et de lieux communs qui »» ne me persuaderont rien. Je ne sais si » je mérite des récompenses; mais je suis » bien sure de n'avoir pas mérité des pu- » nitions éternelles. —Eh bien! repris-je, >• aimeriez- vous mieux causer avec M. de » la Roche? » (M. delà Roche étoit ua

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homme qui la connoissoit depuis son enfance , philosophe savant et d'un es- prit profond.) « Non, me répondit-elle; » j'estime M. de la Roche, et j'aime sa » société; mais c'est un matérialiste en- » tété qui prend des indications pour des » preuves , qui se couvre de plus de bonne » loi, qu'il n'en a peut-être au fond de son « cœur. Ce n'est point un homme qu'il » me faudroit. Jamais , les regards des » hommes ne pénétreront le mystère que » je voudrois approfondir. Mais , ajouta- p t-elle, après s'être tue un moment, pour- » quoi chercher à lever un voile qui va » tomber? Je dois mes derniers instans à » d'autres soins; » et, reprenant un visage riant, elle m'accabla des marques de la plus vive tendresse ; elle me donna des conseils sur mes affaires : « Vous avez tou- » jours été malheureux, me dit-elle; que » j'emporte au tombeau la consolation » de croire qu'en suivant mes avis, vous adoucirez votre sort. Crovez-moi , ne » vivez plus que pour vous-même ; éloi- »> gnez-vous de la société, source de cha- grins

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»» grins et de malheurs : sur-tout défende* a> votre cœur de tout attachement, de »> quelqu'espèce qu'il puisse être ; vous » éviterez bien des peines. Bannissez mon »> souvenir; cessez de vous tourmenter »» pour un être qui ne vous entendra » plus, et qui ne peut plus rien pour » vous. Si , malgré vous , mon idée se » retrace à votre mémoire , que celle de » mes dernières paroles vous revienne » avec elle; elles renferment des vérités » dont je souhaite bien ardemment que » vous soyez convaincu. »

Ma femme fit encore quelques arrange- mens pour ses gens. Ensuite , se sentant fatiguée , elle me pria de la laisser seule. Depuis cette conversation, s'affoiblissant d'instant en instant, elle atteignit le mo- ment fatal l'on m'interdit l'entrée de sa chambre. Je ne fis aucune question , craignant qu'on ne m'annonçât un mal- heur dont je ne pouvois douter. J'allai me renfermer dans la mienne, où, vis-à-vis de moi-même , et plongé dans une rêverie douloureuse, je me rendis compte de tout

Tome. IV. u

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mon malheur. Je n'étois point au déses- poir; mais je m'abreuvois d'une amer- tume tranquille, peut-être plus affreuse. Je passai plusieurs jours dans cet état, sans songer seulement que j'existasse. Les der- nières paroles de ma femme se présentè- rent sans cesse à mon esprit; et les pre- mières pensées qui me vinrent sur ce que j'allois devenir, lurent de suivre ses con- seils. Avant perdu la seule amie que j'eusse au monde, abandonné de mon lils, qui ne me donna pas le moindre signe «l'inté- rêt dans celte occasion, je pris le parti de me retirer dans une de mes terres, et d'y vivre absolument seul.

Les chagrinsles plus cuisans s'effacent, à mesure qu'ils s'éloignent de l'époque qui les a fait naître : j'éprouvai la loi gé- nérale. Quoique je fusse toujours affecté du souvenir de mes malheurs, cependant il se trouva bientôt dans ma journée des momens de vide : l'étude me- parut propre, à les remplir. Je donnai la préférence à l'histoire, comme moins fatigante, et plus •apuble d'occuper agréablement. Je m'en

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dégoûtai très-vîte, en apercevant la plu- part des laits les plus intéressants , détruit* avec évidence par les critiques. J'y subs- tituai la physique; j'y vis des phénomènes curieux; mais n'y rencontrant que des ef- fets sans principes , je l'abandonnai promp- tement. L'histoire naturelle ne m'offrit qu'une nomenclature. La métaphysique ne m'arrêta que peu de temps ; je me per- dois dans des conséquences obscures, ti- rées d'une hypothèse vague. La géomé- trie , en satisfaisant mon esprit , absorboit mes facultés. La morale, en me dévoilant le cœur des hommes , me reproduisoit le tableau de mes chagrins. Le choix néces- saire dans les ouvrages d'esprit, me fai- soit trop acheter ceux qui méritoient mon suffrage ; en un mot, je ne rencontrai point dans l'étude ce que je m'en étois prouiis.

Je cherchai dans les goûts ce que je ne pus trouver dans les occupations. J'eus des chiens, des tableaux, des porcelaines, enfin, de toutes ces inutilités agréables ou bizarres qui font le mérite de tant de

u 2

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gens; ce ne fut pour moi que de nou- veaux sujets de peine. Une chute que je fis à la chasse , je me cassai un bras , me détermina, sans hésiter, à me défaire de mon équipage. Je renonçai de même à tirer, d'après le malheur que j'eus de crever les deux yeux à mon guenard , caché par un buisson. Sur le renom de ma collection de tableaux , plusieurs ama- teurs vinrent la voir : j'eus le chagrin d'en- tendre condamner la plus grande partie de Ceux que j'estimois davantage , à n'être que des copies , et de passer , dans leur esprit , pour un ignorant et pour une dupe. Un seul eut leur approbation; mais un valet mal-adroit voulant exécuter quelques changemens que j'avois ordonnés, laissa tomber dessus une échelle qui le déchira du haut en bas , et le mit hors d'état d'être raccommodé. Il me restoit mes por- celaines. Une seule nuit m'en priva. Un pan de la boiserie du salon je les avois arrangées s'é tant détaché, les mit en pous- sière.

( !f7)

M o i.

Il faut avouer que vous êtes sou* une malheureuse étoile.

i/ I N C O N N U.

Oui, je conviens qu'il est rare de trou- ver, dans la vie d'un seul homme, un as- semblage aussi funeste de choses fâcheu- ses. Mais enfin , monsieur, je n'ai fait qu'éprouver les malheurs attachés aux dif- férens genres de vie que j'avois embrassés, et par-là, succomber aux dangers aux- quels chacun est exposé. La nature est sage , en nous donnant la raison , de lui avoir opposé les passions qui la font taire, et sur-tout l'espérance que rien ne peut détruire; sans quoi tout homme parvenu à la connoissance des choses , auroit bien- lot cessé d'être.

Mo i.

Est-ce que l'idée ne vous en est jamais venue ?

l' I n c o n n u.

Pardonnez- moi : mais, soit instinct *

( "8) soit foiblesse , après en avoir pris plus d'une fois la résolution, j'en ai toujours remis l'exécution au lendemain. Je hais la société des hommes ; mais je n'ai jamais craint leurs regards , parce que je n'ai ja- mais rien fait qui m'ait mis dans ce cas-là. Accoutumé de bonne heure aux coups du sort, ils n'excitent point en moi le dé- sespoir. Otez ces deux motifs, on ne se tue point.

Voyant que je ne pouvois être heureux, je voulus essayer d'en faire. Témoin dans ma terre des persécutions qu'endurent les malheureux agriculteurs pour la percep- tion des impots auxquels le luxe et les besoins de l'Etat les ont condamnés, j'es- sayai de les protéger et de les soulager. Je parlai quelquefois en leur faveur à ces tyrans domestiques, à ces despotes durs et paresseux, à qui les malheurs multi- pliés d'une société trop étendue ont fait confier l'autorité du maître, aux inlen- dans, en un mot, qui me prouvèrent la nécessité de cette loi cruelle, inséparable de tout ordre quelconque, le sacrifice de

( "9) l'intérêt particulier, pour le bien général. Forcé de céder à la justesse du principe, je voulus du moins suivre ce que me dic- toit l'humanité : je payai pour mes pay*- sans , afin de les sauver de la barbare exé- cution à laquelle ils échappent rarement, me réservant de me faire rembourser, se- lon les moyens qu'une récolte heureuse ou malheureuse fourniroit à chacun. La reconnoissance générale marqua le pre- mier moment qui suivit le bienfait. Les murmures prirent sa place , lorsqu'à la fin de l'automne, j'exigeai le paiement de ceux qui voyoient fructifier leurs tra- vaux; tandis que je le remis aux autres qui a voient essuyé quelques revers. Cette gé- nérosité sage me valut des railleries injus- tes; elle excita des jalousies entre mes vassaux. Une seconde année , j'eus pour "eux les mêmes bontés; elles produisirent une fainéantise générale, qui me força de ies abandonner à leur sort. J'y fus d'au- tant plus poussé , que j'éprouvai d'eux un trait de méchanceté qui me révolta. Non seulement je faisois de grosses avances à

( lao ) mes paysans , mais , me plaisant à leur pro- diguer mes secours , lorsque quelqu'un d'eux avoit un mauvais terrain, je le tro- quois contre un des miens, de bonne qua- lité, jusqu'à ce que la dépense que je fai- sois dans ma nouvelle acquisition, l'eût fertilisée. Il est vrai que j'exigeois de ceux sur qui j'étendois mes bontés, un travail assidu , pour faire valoir le terrein. Ayant repris un jour très-aigrement un fainéant qui n'avoit point rempli mon intention, je lui citai l'exemple d'un de ses camara- des qui, par ses soins, étoit au moment de faire une récolte abondante. Croi- riez-vous que cet homme eut la méchan- ceté , pendant la nuit , de ravager le champ qui l'accusoit de négligence ? Le fait avéré , j'eus recours à cet horrible moyen la perversité des hommes les a réduits ; au supplice. Je fis mettre le cou- pable au carcan. Loin d'être touché de sa faute, il ne fut qu'aigri par la punition; et pour s'en venger, il coupa dans mon verger deux cerisiers que j'aimois beau- coup , pour la grosseur et la qualité du fruit

( «I )

qu'ils me rapportaient; après quoi, ce bri- gand abandonna le pays.

La chose en elle-même étoit de peu d'importance; mais, scrutateur malheu- reux du cœur de l'homme , il fallut me rendre à l'évidence, et perdre l'espérance de lui trouver une autre nature , dans quelque sphère que j'allasse le chercher. L'épreuve que j'en faisois n'étoit pas le seul chagrin auquel je fusse livré : l'amour vint encore troubler des jours qui sem- bloient n'être plus faits pour lui ; l'amour, qui pénètre dans les cœurs les plus glacés , dans les retraites les plus obscures; dont les trompeuses faveurs nous donnent des instans qui semblent nous élever au dessus de l'humanité, pour nous plonger dans des abîmes de maux et d'inquiétudes, que son séduisant empire sait encore nous faire chérir et regretter !

Catherine, la fille de mon jardinier, fut l'écueil dont ne put me préserver une longue suite de réflexions et de malheurs. Elle étoit dans cet âge les grâces de la jeunesse ajoutent encore aux bienfaits

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«le la nature. Sa figure me plut, et me fit souhaiter de ccmnoître son caractère. La naïveté de sa conversation agit sur mon cœur, sans que je m'en aperçusse. Il y avoit déjà long-temps que je la regardois avec les yeux d'un amant, que je ne croyois encore la considérer qu'avec ceux d'un philosophe. Lorsque je vis le piége, il étoit trop tard pour m'en débarrasser. En vain , la raison m'avertissoit du peu de droit que j'avois pour plaire à Catherine , et pour la fixer ; la passion me montroit l'autorité que j'avois sur elle ; et l'illusion alloit au point de me flatter que le sort que je pouvois faire à cette jeune fille , suffiroit pour décider son inclination, si ce n'étoit par goût, du moins par recon- noissance : comme si l'inclination recevoit d'autres lois que d'elle-même ! Je poussai l'aveuglement jusqu'à me méprendre aux déférences que Catherine avoit pour moi; déférences qui n'étoient que l'effet de sa position et de la mienne. On ne manque de présomption , dans aucun temps de la vie.

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(i« )

Je ne lardai pas à me désabuser. Un soir que j'étôis resté jusqu'à la nuit dans mon parc, en passant, j'entendis du bruit dans le bois : j'y portai mes pas, et j'a- perçus , à la faveur du peu de jour qui restoit, un homme se sauvant; en même temps , j'entendis les feuilles remuer assez près de moi. Je courus avec pré- cipitation , pour saisir quelqu'un qui sor- toit de derrière un buisson. Ignorant qui je tenois, je le demandai plusieurs fois , sans qu'on me répondit. Curieux de le sa- voir, j'entraînai cet inconnu dans la pre- mière allée. Que devins-je, lorsque je vis que c'était Catherine ? Les idées les plus tumultueuses, et les tableaux les plus dé- sespérans se peignirent à mon imagina- tion. Je n'avois pas la force de lui parler. Catherine cependant . étcit à mes genoux; tremblante, elle sembloit attendre son ar- rêt. L'objet qu'on aime , dans cette situa- tion, attendrit toujours. Je la relevai; je tâchai de la rassurer. Quel est cet homme qui s'est enfui , lui demandai- je ? Un tor- rent de larmes fut sa réponse , et j'eus

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toutes les peines du monde à lui faire avouer que c'étoit Thomas, le fils d'un de mes fermiers , qui méritoit , il faut en convenir, et par son âge, et par sa figure, d'avoir la préférence sur moi. Mais, lui dis-je, que faisiez -vous avee Thomas, à l'heure qu'il est, dans le bois ? « Hélas , monsieur! me répondit -elle avec in- génuité, c'est que nous nous aimons; et nous serions déjà mariés , sans mon père qui ne veut pas y consentir, parce qu'il dit que cela vous feroit de la peine ; il m'a même défendu de parler à Tho- » mas ; et c'est pour cela que nous venons » dans cette cache, pour nous voir. »La simplicité de cette réponse, en me per- çant le cœur, me désarma. «Allez , luidis- je; ne parlez à personne de ce qui vient d'arriver. Je vous en garderai le secret, de mon côté. »

L'âge émousse nos sens pour les plai- sirs , et nous laisse toute notre sensibilité pour les chagrins. Je l'éprouvai par l'état violent je me trouvai, après le départ de Catherine. Je la suivis des yeux, et

( >25) jamais elle ne me parut avoir plus de grâ- ces. L'amour m'offrit cent moyens pour l'enlever à mon rival ; mais la cruelle rai- son vint bientôt détruire tous mes projets. Elle me fit voir que Catherine étoit juste, en me préférant Thomas ; qu'en vain j'u- serois de mon autorité , qu'elle ne me rendroit que le tyran du cœur de cette fille,, et que je n'en serois jamais le pos- sesseur. Puis, m'offrant le miroir de la vérité pour me montrer mes rides , elle ajouta le regret a toutes les agitations auxquelles j'étois en proie. Enfin , elle voulut le triomphe de mes sentimens , et que j'unisse ces deux amans.

Lorsqu'on consent aux sacrifices qu'elle ordonne , l'amour-propre fait jouir d'une sorte de satisfaction qui nous en dédom- mage en quelque façon , du moins , pour les premiers instans. Je me sentis beau- coup plus tranquille , après que j'eus pris ce parti. Dès le lendemain , j'envoyai cher- cher le père de Catherine et celui de Tho- mas. Un mariage , aux champs , est bientôt conclu, sur- tout lorsque le seigneur se

( »6) charge de la dot. J'unis Catherine à ce qu'elle aimoit, et je m'en consolai , en pensant avoir l'ait deux heureux : je me trompois.

Non seulement, je dotai la mariée, mais je donnai tout ce qu'il falloil pour mettre ces deux époux en ménage. Peu de temps après leur mariage , passant un soir de- vant leur maison, j'entendis des plaintes. J'y entrai : je vis un spectacle qui m'at- tendrit jusqu'au fond de l'ame : Catherine échevelée , couverte de sang , qui f aisoitdcs efforts inutiles pour s'opposer aux coup* de Thomas, dont la raison étoit troublée par le vin. Dans le premier mouvement de ma colère, je maltraitai Thomas. Ensuite, ayant voulu savoir le sujet delà querelle, le tort me sembla de son côté. Catherine auroit paru difficilement coupable à mes yeux; je l'aimois toujours. Le moment du triomphe éloil passé. L'amour-propre avoitperdu ses droits; la passion avoitreprisles siens ; et si j'avols gagné sur moi d'amortir les mouve- mens violens, j'épromois une privation qui remplissoit mes jours d'amertume.

( 127 ) Je me pressai de sortir d'un lieu tuut m'affligeoit ; mais mon ame étoit trop affectée, pour ne pas me livrer aux réflexions les plus tristes. « Il n'y a donc point d'état , me dis- je à moi-même , le malheur ne se rencontre , sous des for- mes différentes ! A la ville , la perfidie fe- roit couler les larmes de Catherine ; ici, c'est la brutalité. Puisque la société des hommes est la même par-tout, fuyons-la, fuyons loin d'elle, à jamais. »

Entre tous les lieux qui s'offrirent à mon imagination, pour m'éloigner des hommes , Paris me parut le meilleur , pour être à l'abri de leur commerce. La grande quantité de gens qui l'habitent et d'occu- pations qui se succèdent , donnent la liberté d'y vivre ignoré dans la retraite, sans éprouver l'horreur de la solitude. Depuis près de deux ans que j'y suis , vous êtes le premier homme à qui j'aie parlé.

A cet endroit du récit de l'Inconnu , l'heure qui sonna nous avertit qu'on aJloit fermer les portes des Tuileries. Nous

(138) fûmes obligés de nous séparer. Je lui de- mandai si je pou vois me flatter de le voir quelquefois dans le même lieu? Il me le promit; mais il ne me tint point parole. Depuis ce jour , je ne le rencontrai plus; et quelque perquisition que j'aie faite, il ne m'a pas été possible d'en avoir des nouvelles.

( 129 )

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Idées Politiques et Militaires.

On est étonné de voir que dans un si grand nombre de militaires , il y en ait si peu qui réussissent. Je pense bien diffé- remment , et suis surpris d'en voir un seul prospérer,' vu le concours prodigieux de qualités morales et physiques qu'il est né- cessaire qu'il rassemble, et des écueils qtt'il est obligé de surmonter.

Pour être grand capitaine , il faut être infatigable. Tout homme qui souffre ne peut penser , et le métier de la guerre exerce cette faculté, sans relâche. H de- mande une conception prompte, capable de s'élever aux idées les plus vastes , et de descendre aux détails les plus ordi- naires, extrémités bien difficiles à ren- contrer dans la même personne; et sur- tout une valeur qui ne compte point. Si , dans l'action , le général songe un seul ins- Tom& IV. i

( i3o ) tant à lui , tout peut échouer. Sa vue doit être étendue , rapide et sûre : ( on n'est point éclairé par les jeux d'autrui, tant sur la nature du terrain , que sur la manœu- vre de l'ennemi ; ) son travail doit être aisé , son élocution facile et claire. Une belle ligure est désirable; cependant, c'est un avantage dont plusieurs grands généraux ont été privés ; beaucoup de mémoire et de netteté. Voilà pour le physique.

Quant au moral, un général doit être compatissant et ferme, humain et sévère, patient et prompt, impénétrable avec l'air ouvert, imposant etd'un accès facile, auda- cieux et sage , tranquille et soigneux , capa- ble de prendre un parti sur-le-champ , et de le peser long- temps dans son cabinet; dé- sintéressé , bon citoyen , instruit à fond ; sachant distinguer les talens des gens qu'il a sous ses ordres, et les mettre en usage. rencontrer celui qui possède toutes ces qualités? Quand on le Irouveroit, il fau- droit encore y joindre ce qui peut les dé- velopper.

La guerre est une passion; sans cela,

( >3» )

comment se détermineroit-on à quitter une vie douce , pour s'exposer à des con- trariétés éternelles, aux injures du temps, à la faim , à la soif, à la fatigue , à la dé- pendance , à la nécessité de s'oublier pour les autres, à la mort, à des blessures qui mutilent?

Je sais que beaucoup de gens , ou par état, ou par des vues de fortune , ou sans la connaître , embrassent la carrière des armes. Mais , qu'en arrive-t-il ? Dénués du goût, et fatigués des peines qu'elle demande, ils y demeurent sans considé- ration , ou l'abandonnent à la première occasion, s'ils se rendent justice.

Je le répète; sans le goût, il est im- possible de devenir mibtaire , depuis le général , jusqu'au dernier officier de l'ar- mée. Chacun a dans son emploi des fonc- tions à remplir, qui demandent une ap- plication suivie. Cette application peut quelquefois suppléer au talent dans les inférieurs , mais malheureusement n'en peut tenir lieu dans tout homme qui com- mande.

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Pour s'en convaincre , qu'on examine un instant ce que doit faire un officier, ou générai, ou supérieur, ou même par- ticulier, chargé de mener un détache- ment à la guerre. Son premier soin esE de s'avancer avec précaution, et cepen- dant avec promptitude, dans un pays in- connu ; de se tenir sans cesse sur ses gardes , de peur de surprise. S'il rencontre l'enne- mi , un instant doit suffire pour juger de l'avantage du terrain , et pour en profiter. Dans le même inslant , il faut calculer la force de l'ennemi , déterminer s'il con- vient de l'attendre , de l'éviter, de l'atta- quer, et, dans tous ces cas, songer aux moyens de réparer les fautes des troupes , ou de se retirer en sûreté.

La pratique peut bien donner des fa- cilités, mais le génie seul met en état de remplir tous ces points. Il faut plus en- core ; c'est de conserver du sang-froid, au milieu d'une action très -violente; car, non-seulement il faut être tendu vers son objet, mais se trouver par-tout le be- soin presse, et se multiplier. Ce n'est pas

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tout. Soit qu'on ait eu affaire à l'ennemi, ou que la journée se soit passée en ma- nœuvres , en marches , il s'en faut bien que celle de l'homme qui commande soit finie , lorsque celle des troupes est ache- vée. Les précautions à prendre pour leur sûreté, leur discipline, leur nourriture, sont un détail qui mène bien avant dans la nuit ; souvent il l'emploie toute en- tière. Le peu d'instans même qui restent pour le sommeil, sont fréquemment trou- blés par les nouvelles qu'envoient sans cesse les gens qui sont commis pour veiller à la vie de ceux qui dorment. Tout cela regarde la guerre de campagne. Dans uiî poste, les travaux absorbent les jours et les nuits : l'une et l'autre position de- mandent les plus grands talens , et la santé la plus robuste.

On ne se ligure point ce que c'est qu'une besogne militaire , de quelqu'espèce qu'elle soit. Il faut en avoir été chargé, pour le comprendre. Pour moi, j'avoue de bonne foi que je ne me suis jamais trouvé dans ce cas, qu'en me rappelant ma conduite,

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je n'aie découvert une multitude de fautes que j'avais faites; et cependant, j'ose le disputer à qui que ce soit pour le goût, le zèle et l'activité.

Toutes les peines que je viens de dé- crire ne sont encore rien , en comparaison des chagrins auxquels un militaire est ex- posé. Sa fortune et son honneur sont sans cesse menacés des revers les plus fâcheux, et les moins mérités. Un ordre mal com- pris, un faux mouvement, la poltronne- rie d'un seul homme, ou sa mauvaise foi, peuvent déconcerter les mesures les mieux prises, et ravir un succès presque certain. S'il échappe à ces dangers, la jalousie des concurrens trouve toujours les moyens de dénigrer l'événement le plus brillant;, et souvent la faveur du général reporte sur un autre ja gloire qui m'est due. Si je suis malheureux, nulle indulgence pour moi; dans le cas contraire, je suis livré sans défense à tous les coups de l'envie ; le peu de succès m'est toujours attribué.

Il y a ce qu'on appelle les mauvaises commissions , c'est-à-dire , celles l'on

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sacrifie quelques gens pour en sauver plus grand nombre , ou celles qui ne peu- vent amener aucun bien. On les évite au- tant qu'on peut; mais il faut bien que quelqu'un en soit chargé. Loin qu'on entre dans la position de celui qui n'a pu s'en défendre , on s'en prend à lui de ce qu'on devroit imputer à la méchante nature de sa mission ; et communément il est perdu. Qu'on joigne à tout ce que je viens de dire les passe-droits et les préférences qu'obtiennent injustement les gens en cré- dit à la Cour , ou près du ministre , on conviendra qu'il faut une combinaison bien difficile de talens et d'événemens heureux , pour faire un officier de répu- tation , soit dans les premiers , soit dans les derniers rang-s.

Ilseroità souhaiter, pour les militaires , qu'on fût un peu plus instruit des épines et des difficultés qu'ils rencontrent dans leur métier; on ne les verroit pas jugés avec autant de légèreté que de présomp- tion, par des femmes, des gens de robe, des inutiles; ou du moins, des décisions

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au.v>i ridicules ne porleroient pas coup pour leur répulalion, comme on le roit tous les jours. Ils auroient cependant lort de se plaindre d'être le jouet du caprice , puisqu'ils adoptent les premiers, contre leurs camarades, une opinion frivole qui leur est désavantageuse. Tel est l'esprit de tous les hommes qui courent la mémo carrière : l'envie de détruire les concur- rens et de s'élever sur leur ruine , l'ait employer tous les moyens, hors le seul qui soit admissible , celui de les surpas- ser en capacité, parce que celui-là de- mande des talens qui souvent manquent, de l'application qui toujours ennuie.

Il n'y a peut-être rien de si difficile, que de porter un jugement juste sur un fait de guerre. Il est composé de tant de combinaisons, qu'il est impossible qu'elles tendent toutes au même but. Comment les rappeler exactement après l'action ? Pour prononcer , il faut pourtant les sa- voir. Le terrain, le temps, la volonté des troupes, l'intelligence de ceux qui con- courent à l'exécution , les nouvelles pré-

.cises des ennemis, la facilité, la difficulté des subsistances, la nature des ordres qu'on a reçus , la fidélité des guides , voilà les principaux points qu'on doit calculer, et sur lesquels il est nécessaire d'être ins- truit. Comment l'être à deux cents lieues , puisque les gens même qui s'y sont trou- vés, s'ils sont honnêtes , ne l'oseroient? Dans le jugement que le public a porté sur les Mémoires de M. de Maillebois , et de M. le Maréchal d'Estrées , au sujet de la bataille d'Hastembech, j'ai reconnu la prévention établie contre le premier; car tout homme impartial qui lira ces Mémoires, y verra des faits niés de part et d'autre. Lequel des deux croire? Il faudroit donc écouter des témoins. Qui seront ces témoins ? J'étois à cette af- faire; j'ai vu M. de Maillebois , dans le mo- ment critique l'on a cru tout perdu ; mais je me donnerois bien de garde de rendre aucun compte. Une circonstance omise , un seul mot changé , suflîroient pour déterminer une condamnation peut- être injuste.

( >38) Il seroit à souhaiter que tout le monde pensât comme moi. Un métier aussi noble, aussi nécessaire à l'Etat que celui des armes, trouverait plus de considération dans la société. Quel est le militaire qui jouit de quelques égards? Celui qui com- mande une armée peut accorder sa pro- tection et faire des fortunes. Je n'ai ja- mais regardé qu'avec étonnement cette foule qui s'empresse chez un général que le roi vient de nommer, et j'ai toujours été aussi surpris de voir qu'il ne fût pas plus choqué des hommages ; car , enfin, les mêmes gens qui lui prodiguent pour ainsi dire des adorations , ne le sa- luoient pas la veille. N'est-ce pas en affi- chant la bassesse de son ame , lui faire comprendre le peu de cas qu'on fait de la sienne, puisqu'on la croit capable de se laisser séduire par une flatterie trop découverte , pour n'être pas injurieuse ? Les hommes abuseront-ils toujours de leur amour-propre? C'est cependant un beau moyen que la nature leur avoit donné pour tendre au bien.

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Au reste, je ne suis point étonné du peu de considération réelle qu'on a parmi nous , en général , pour tous les gens qui se consacrent à l'Etat. Dans quelque genre que ce soit, on est trop certain que ce n'est point l'amour de la gloire , ni de la patrie , qui détermine , mais des calculs de fortune et de convenance. Cette opi- nion bien établie dans toutes les têtes, la société cherche à profiter des talens de tous; mais méprisant le motif, elle leur attribue les récompenses vénales qui les ont excités , et leur refuse l'estime qui n'est qu'à la vertu. Après la ba- taille de Berghen , je n'entendis dire à personne : « M. de Broglie est bien heu- a> reux d'avoir rendu ce grand service à » l'Etat. » Mais j'entendis crier de tous côtés : « Il faut le faire Maréchal de » France , et le mettre à la tête de l'ar- » mée. » Il en est de même de tous les autres états. On ne loue personne sur son mérite , qu'on n'ajoute : « Il faut le nom- « mer à telle ou telle place; » et l'on voudroit le culbuter aussitôt qu'il y est

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placé, grâce à la jalousie qui doit être au fond de tous les cœurs, dans un pays le désir de faire fortune est le seul motif qui décide ; et par l'espoir qu'un nou- x au \ciiu traitera plus favorablement nos enfans, nos parens, nos amis. A Rome, le plus grand service étoit payé par la satisfaction de l'avoir rendu. A Paris, le plus petit succès veut une récompense signalée. Rome devint la maîtresse du monde ; la France touche à sa décadence. On a demandé si c'étoit un bonheur on un malheur pour une nation, de se po- liccr. L'agrément de la vie s'accroît sûre- ment pendant un temps, mais on ne peut nier qu'on n'ait toujours vu la ruine suivre de près le plus haut degré de civilisation. Ce qui élève et soutient les Etats , c'est la vertu des citoyens : j'entends par vertu, la simplicité des mœurs et l'amour de la patrie. Celte vertu doit être un peu fa- rouche, et par conséquent, entretenue par l'ignorance. I >ès que les esprits ont acquis une certaine connaissance des choses , chacun cherche à les approfondir, à les

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calculer. On trouve que se sacrifier pour les autres est une duperie j que l'honneur que cela produit est une chimère. Dès- lors, chaque citoyen ne pensant qu'à lui, il faut que le corps social languisse. La machine va bien encore quelque temps par son propre mouvement; mais à la moindre secousse, chaque ressort ne ten- dant plus au même effort, il est de né- cessité qu'elle se désorganise.

Un des plus grands vices d'une nation trop policée , c'est la soif de l'argent. Elle est irritée par la nécessité de satisfaire au luxe, aux plaisirs. Les âmes sont avi- lies d'abord par cette cupidité qui dé- truit tout autre motif : secondement, par les moyens qu'elle suggère pour s'en pro- curer. Les désirs étant devenus sans bor- nes , aucune fortune ne peut y suffire; aussi tout le monde est- il ruiné, à com- mencer par le maître. Quelques gens industrieux , profitant des besoins , four- nissent sur-le-champ , soit pour ceux de l'Etat, soit pour la prodigalité du prince , les sommes nécessaires ; mais toujours à

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des conditions onéreuses, ce qui ne peut qu'entraîner la misère et la dépopulation ; tout l'argent , remis entre les mains de ce petit nombre de gens adroits , en empêche la circulation , et fait des for- tunes rapides , cause l'augmentation du luxe, et la confusion des Etats; car ce traitant, plus riche qu'un grand seigneur, figure à coté de lui , et le force même de rechercher l'alliance de son or, pour sou- tenir sa famille.

Un autre malheur des sociétés trop éclairées, ce sont ces gens qui, doués de plus d'esprit que les autres, poussent aussi plus loin les découvertes dangereuses. Leur amour-propre ne seroit pas satis- fait, s'ils ne divulguoient leurs audacieuses pensées. Tout le monde les lit et s'abreuve d'un poison fatal. Je ne serai point effrayé , lorsque j'entendrai dire aux Diderot, aux d'Alembert, aux Helvétius, que rien n'est mal en soi, parce que je sais qu'à côté de ce principe , ils établiront qu'il est né- cessaire de se soumettre aux lois du pays, et de la société; mais je les trouve impar-

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donnables d'avoir osé l'imprimer. H n'ap- partient qu'à l'aigle de regarder le soleil; le vautour même en est ébloui.

Un Etat dans les dispositions que je viens de décrire , éprouve-t-il des revers suivis ? la dépopulation le prive de dé- fenseurs ; l'argent renfermé dans un petit nombre de bourses , se resserre , et ce nerf manque absolument. La frivolité , le ton philosophique, le peu de talens cul- tivés , et l'avilissement des âmes, sont cause qu'il ne paroît aucun de ces hommes ca- pables de rétablir les affaires par le cou- rage et les connoissances. Les ressources manquent de tous les côtés; le découra- gement s'empare de tous les esprits; l'on s'en prend à ceux qui sont chargés du gouvernement; on les change à tout ins- tant, et chacun prenant la route opposée à celle qu'a suivie son prédécesseur, ne fait qu'augmenter la confusion , qui bien- tôt conduit à la perte totale : car les situa- tions violentes ne peuvent durer long- temps.

A ce tableau , personne ne méconnoîtra

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celui de la France. On m'objectera peut- être que l'Angleterre qui lui porte les coups les plus sensibles , n'a pas des mœurs plus châtiées , ni moins de licence dans ses écrits: qu'au contraire, c'est l'audace des plumes anglaises qui semble avoir enhardi nos auteurs français , et que l'Etat est si prodigieusement obéré , que loin qu'il lui soit possible de fournir aux dé- penses d'une guerre, il peut à peine payer l'intérêt des sommes qu'il ne cesse d'em- prunter.

Je répondrai méthodiquement à ces ob- jections. Quant aux mœurs, je conviens que celles des Anglais sont aussi dissolues que les nôtres, et même qu'ils poussent la débauche plus loin ; mais la fermeté , caractère distinctif de cette nation, la ga- rantit de la mollesse et de l'abâtardisse- ment, écueils inévitables pour la frivolité française. Je conviens encore que les écri- vains anglais portent la hardiesse aussi loin qu'elle peut aller, mais ils ne sont lus que par des gens instruits , qui sentent toute l'étendue, toutes les conséquences

d'une

( >45) d'une vérité dévoilée. Accoutumés à ré- iléchir, ils rendent hommage au génie qui sait approfondir; mais ils ne s'aban- donnent point aux inductions périlleuses d'un principe vrai, peut-être, en soi. Les femmes même, en Angleterre , ont l'esprit orné , et pensent. En France, paroît-il un livre philosophique : tout le monde y court; c'est la conversation du jour. S'il présente quelques pensées trop nues , ou des phrases favorables à la licence , on s'en fait une autorité. Quelle que soit l'intention d'un auteur, il se trouve qu'il n'a jamais travaillé que pour la dépravation. La dif- férence des caractères , fait qu'il n'y a rien de dangereux en Angleterre , et que tout l'est en France. Les Anglais, cal- culateurs profonds, sentent la nécessité de se soumettre à des lois qui font le maintien de la société. Les Français , igno- rans et frivoles , ont besoin de les craindre, pour ne s'en pas écarter.

Il est certain que jamais les Anglais ne pourront acquitter leur dette; mais que leur importe? Le commerce apporte des

Tome IV. k

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richesses immenses, et l'opulence s6& citoyens fournira toujours à leurs besoins. Comme chacun a part au Gouvernement, chacun aussi se tait une étude des intérêts politiques de la nation, et, les connaissant, se prête sans effort aux nécessités* Le cré- dit de l'Etat n'est point fondé sur la con- fiance , mais sur la conviction de chaque citoyen qu'il doit contribuer à ses be- soins. Le roi , qui n'est que l'homme d'af- faires de la nation , est chargé des opérations militaires en temps de guerre, et de la direction de la politique en temps de paix. Mais, de la nation, représentée par le par- lement, dépendent les fonds àverser pour remplir ces objets. Le roi pare à l'inconvé- nient de la confusion des républiques , et Je parlement est une barrière impénétrable contre le despotisme des rois. En France, c'est le roi qui emprunte ; mais pour que son crédit subsiste, il faut qu'il soit exact à tenir ses engagemens, ce qu'il ne peut (aire, pour peu que les besoins se multi- plient. La confiance cessant , il est forcé d'avoip recours aux moyens violens , qui

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sont les impùts. Il en résulte deux choses, la misère et l'aigreur qu'elle jette dans les esprits , qui , n'étant point instruits comme en Angleterre , ignorent les causes et se croient foulés sans motifs suffisans. Ajoutez-y la nécessité de faire enregistrer les édits au parlement, qu'on peut re- garder comme un vice capital dans la constitution, d'autant que l'état de ce par- lement n'est point constaté. Le roi peut toujours l'écraser du poids de son auto- rité , sans lui faire de mal. La Cour le re- garde avec raison, comme simplement re- vêtu de cette partie de l'autorité du prince qui lui donne le droit de juger les affai- res civiles et criminelles des citoyens; et lui, voudroit , en s'arrogeant ceux des états-généraux du royaume , qu'il pré- tend représenter , pouvoir contre-balancer l'autorité du prince. Plus occupé de sa prétention que du soulagement du peuple , il abuse de la voie de la remontrance, et s'oublie jusqu'à la désobéissance , avec d'autant moins de danger qu'il est presque sur "de l'impunité; car, comment sé\ir

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contre un corps qui se tient toujours, et qui s'annonce pour le père du peuple ? L'exil de quelques membres conduit le resteàlarévolle.L'exildelatotaliténepeut durer long-temps , par la langueur qu'il jette dans ton les les affaires du royaume.

La suppression de ce corps, outre qu'elle seroit trop dangereuse , forceroit d'en créer un nouveau, qui, ne pouvant l'être sous une autre forme, auroit bien- tôt les mêmes prétentions.. On doit donc considérer les parlemens français comme des corps faits pour la sûreté de la nation , (quoiqu'ils en soient les perturbateurs , ) et des portes ouvertes à la guerre civile, si jamais les grands seigneurs se relèvent de l'avilissement dans lequel ils vivent.

Un autre avantage de l'Angleterre sur la France , c'est que suivant un principe peut- être un peu macbiavéliste, elle s'embar- rasse peu des formes, et tend à son but sans calculer l'équité des moyens; au lieu que notre Gouvernement, sans cesse retenu par des égards , se livre à des ménage- mens dangereux , et que ne pouvant en

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avoir également pour lout le monde dans le même instant, il acquiert la réputation de dupe, et celle de la mauvaise foi.

Il est très-aisé de détailler des vices , mais il est très-difficile d'y trouver des re- mèdes , sur-tout lorsque la dépravation s'est glissée dans tous les états, comme en France. Je compare la maladie d'un Etat, ainsi relâché , à celle d'un pays infecté de la peste. Quelque grand médecin qui le traite, il pourra bien, à force d'art et de soin, sauver des particuliers; mais il faut que l'air soit épuré, avant que le méde- cin puisse être utile au général; et, sans un miracle qui détermine cette épuration, le pays court grand risque d'être dévasté, parce que tous les remèdes humains qu'on peut apporter, n'ont qu'un effet lent, et que dans les situations extrêmes , il en faut de prompts. J'ai souvent entendu dire : « Si non 'S avions un cardinal de Riche- lien , un Snllj, un Tnrenne! » Eh bien , si vous les aviez, M. de Turenne, au lieu de commander i5 ou 20 mille hommes qu'il manioit avec supériorité, se trouve-

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( >5o ) roit à la tète de 100 mille hommes qu'il ne pourroit faire vivre. Embarrassé d'une artillerie, d'un luxe dans les équipages, qu'il lui seroit impossible de traîner après lui, à la placé de la discipline, du nerf et de la confiance qui régnoient dans son armée, il ne rencontreroil dans les nôtres, à côté de la bravoure , que licence et mol- lesse ; de plus , une dépendance de la Cour absolument incompatible avec la célérité des partis qu'il faut prendre à la guerre. M. de Sully trouverait les coffres vides, le prince obéré, tout l'argent entre les mains de fripons protégés, qui bientôt le f croient chasser, s'il teatoit de réprimer leurs manœuvres. Si l'on ne peut rien attendre du militaire, et que les finances soient nulles , que pourroit-on se pro- mettre du cardinal de Richelieu? de voir tomber les têtes des coupables? Ce spec- tacle seroit satisfaisantpour le peuple, mais ne remédieroit à rien. L'effusion de sang peut éteindre une guerre civile, abattre des factieux, mais ne relève point des âmes corrompues et pourries.

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Non, je le répète, il n'y a qu'un mi- racle qui puisse sauver la France. Pen- dant une paix mise à profit, on peut éta- blir les moyens nécessaires pour faire renaître l'ordre dans chaque état; qu'a- lors, son génie lui donne un homme assez au-dessus de l'humanité pour fermer l'oreille à la brigue , pour élever la vertu , châtier le vice; que ce ministre ait la con- liance du prince et l'autorité qu'il lui faut pour remplir une si belle carrière, la France reprendra une splendeur au dessus même de celle dont on Ta vu briller : car je suis bien éloigné de croire qu'elle soit dénuée de ressources. Mais plus une ma- chine est embarrassée de ressorts, plus ils se brouillent aisément , si l'artiste ne donne à chacun d'eux l'espace suffisant pour agir.

La lecture de l'Histoire m'a jeté dans le même étonnement j'ai vu beaucoup de gens , en considérant les quatre épo- ques de toutes les nations qui nous ont précédés : je veux dire, de leur naissance , de leur accroissement , de leur déca-

( \$* ) dence, et de leur chute. Les métaphysi- ciens pourront résoudre le problème, en disant qu'elles sont sujettes aux lois que la nature impose à toutes choses. Comme celte solution n'est pas satisfaisante, il faut en chercher une dans le moral, et l'on trouvera que la société suivant la mar- che des végétaux, a de même en elle le principe de la corruption et de la dissolu- tion. Les hommes, après l'avoir reconnu , ont essayé d'y remédier, en créant des lois qui peuvent en empêcher les progrès. Ces lois sont calculées d'après les mœurs, la situation , la nature, et même le climat de chaque pays; mais comme une partie de ces choses ne peut changer, il seroit donc nécessaire que les lois changeassent , en proportion des variations : c'est ce qu'on ne voit point, ou du moins très-rare- ment.

Le cardinal de Richelieu , dont je viens de parler, arrivant à la tête des affaires, trouva la France déchirée par des guerres civiles, que des seigneurs trop puissans excitoient à tout instant. Suivant son na-

( '53) lurel dur et cruel , il fit couper la tête à plusieurs; mais sentant que ce parti n'é- toit qu'un remède momentané , il attira ces seigneurs à la Cour, en les y plaçant dans des emplois avantageux, honorables, et les mit par-là dans la dépendance du roi. Le cardinal de Richelieu lit fort bien, et se conduisit par les principes de la po- litique la plus consommée. Pendant la mi- norité de Louis XIV, les guerres civiles se rallumèrent, et ce monarque les ayant appaisées, suivit la route que le cardinal avoit tracée ; il fit fort bien encore. Mais sous Louis XV, le système de voit changer: car , ces mêmes seigneurs , trop convain- cus qu'ils n'avaient point d'autre existence que celle que la laveur du maître leur donneroit , devinrent courtisans bas et flatteurs, de Français nobles et courageux qu'ils étoient. Ils ne s'en sont pas tenus là. Ils se sont faits créatures ser viles des ministres, et de tout homme en place qui peut contribuer à leur fortune. Comme le parti des armes est celui qu'ils com- mencent par embrasser, bientôt ils com-

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muniquèrent aux officiers qui leur sont subordonnés, la corruption de leur cœur, la souplesse de leur caractère , et leur inapplication.

Ce n'est pas le seul mal qu'ait occa- sionné trop de suite dans la politique du cardinal de Richelieu. La crainte de s'é- loigner de la faveur, les délices delà vie de Paris , ont fixé les seigneurs dans cette ville, et leur ont fait une loi d'y dépenser les revenus de leurs terres, qu'ils répan- doient autrefois dans les provinces. A leur exemple, les gens de fortune y ont établi leur domicile.

Outre que cet amas de richesses a porté le luxe au plus haut point, Paris est de- venu le gouffre s'est englouti tout l'ar- gent du royaume; par conséquent, Paris est devenu le centre de l'abondance, tan- dis que les provinces sont tombées dans la misère. Sans entrer dans aucun détail, on sent assez quel coup un pareil désordre a porter à l'Etat.

Je pourrois ciler d'autres exemples; mais celui-ci suffit pour faire voir que

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ce qui est bon clans un temps, ne vaut plus rien dans un autre , par l'abus que les hommes l'ont toujours de tout.

Tl faudra peut-être, dans cent ans, re- tirer de leurs prownees ces mêmes sei- gneurs,qu'il seroit nécessaire d'y renvoyer aujourd'hui, parée que toute idée de la- veur du prince étant effacée en eux, et ayant acquis du crédit par richesse, ils deviendroient de nouveau remuans et dan- gereux.

Pour qu'un Etat se maintint florissant, il auroit donc besoin que la politique et les lois fussent changées d'après les vicis- situdes qu'il éprouve , et d'après l'opinion dominante ; mais indépendamment de ce qu'il faudroit pour cela une autorité sans bornes , la moindre réformation blesse trop de gens, et fait éclore l'esprit de sé- dition. Où trouver le prince, le ministre, assez éclairés pour saisir l'époque précise du changement.? Le génie quelquefois peut remédier, mais rarement prévenir. «D'ailleurs, l'homme d'Etat, malheureuse- ment, est homme; et, comme tel , préJé-

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rera toujours une tolérance qui cause du mal , mais qui ne choque personne, à des améliorations qui le feront haïr. Qu'on ne s étonne donc plus delà décadence des na- tions. Pour moi, je suis convaincu qu'elle esi inévitable, parce que trop de choses s'opposent aux moyens de l'empêcher.

Mon dessein n'étoit pas de m'étendre autant que je l'ai fait. Je voulois simple- nu ni écrire quelques réflexions sur les militaires : mais comme ils sont intime- m* ni liés à l'existence d'un Etat, je suis aile, sans le vouloir, au-delà du but que je me lois proposé.

J'ai, je crois, suffisamment démontré la difficulté de rencontrer des militaires dignes de briller au premier rang, par les talens et les qualités. Je vais maintenant parler de leur façon d'être en général.

Je ne détaillerai point ce qui regarde le soldat. Il faudroit un volume pour dé- montrer les vices qu'il seroit urgent de reformer. D'ailleurs, j'examine en mora- liste , et non en militaire. Je ne parlerai pas non plus des subalternes dans le mé-

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tier des armes ; l'esprit et la discipline des corps dépendent des chefs : ainsi , ce que je dirai des colonels , doit s'ap- pliquer aux officiers.

Par un prodige qui ne peut s'attribuer qu'à la mode, de laquelle tout dépend en France , les colonels , du sein de la plus grande légèreté, se sont tout-à-coup éle- vés aux attentions les plus empressées et les plus suivies pour leurs régimens. Ceux même auxquels ils sont à charge, veulent avoir l'air de ressembler aux autres. Dis- cipline , tactique , propreté , tout semble être soigné. Mais ces colonels, en rem- plissant ces parties de leur devoir , né- gligent la principale , la subordination. Ils ont un régiment propre ; ils ont lu Fettqiticres j dès ce moment ,'\ ils se croient une capacité consommée : en conséquence , ils décident audacieuse- ment de tout, jugent leurs généraux, sur lesquels malheureusement ils n'ont souvent que trop de prise, et sont avec eux de la plus grande familiarité. Com- ment même leur demander des déférences

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à la guerre , pour des gens auxquels ils sont égaux à la Cour, tout état est confondu ? Prévenus de leur mérile , et dévorés d'ambition , ils pensent que la rapidité de leur fortune doit égaler l'opi- nion qu'ils ont de leurs lalens. Qu'on leur fasse attendre Irop long- temps les gra- des, alors les propos les plus licencieux contre le ministre , contre le Gouverne- ment, sont les armes dont ils se servent pour se venger. Le relâchement sur lous leurs devoirs est encore une suite de leur humeur, une affiche indécente de dégoût. Cependant, pour arracher ces grades , objets de tous leurs désirs, ils s'attachent servilement à quelques prolecteurs en cré- dit} ils cabalcnt contre tous les concur- rens de ce patron, contre le général de l'armée même , assez foible pour n'oser les punir , parce que ces intrigans portent un nom qui tient à la Cour. Il a peur de s'y faire des ennemis, raison oui déter- mine aussi presque lou jours le ministre à dispenser les grâces.

On voit par combien elles sont son-

( >$*) vent mal accordées. Un autre motif dé- termine encore à donner des grades , et sous un prétexte spécieux cache un grand vice; c'est que , pour engager un colonel à se distinguer par son zèle , on le fait maréchal-de-camp. Qu'en arrive-t-il? Que communément l'armée a un mauvais of- ficier-général de plus, et un bon colonel de moins; parce qu'il ne faut pas croire que le métier d'officier-général s'apprenne aussi facilement. Ce n'est que par une longue application, que l'on devient ca- pable d'en remplir les fonctions. Mais , me dira-t-on, est-il juste de laisser languir un sujet qui mérite? et parce qu'on ne trouvera peut-être pas à le remplacer à la tête du corps qu'il quitte , faut-il l'y tenir éternellement ? Non. Cependant je voudrois savoir si l'avancer , ce n'est pas le déplacer. Il seroit à souhaiter que les officiers - généraux gardassent les régi- mens. Si la chose n'est pas praticable , avec la nécessité d'entretenir la noblesse dans le goût du service , il ne falloit pas du moins mettre des enfans àla tête des corps.

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M. le maréchal deBelle-Isle a concilié, autant qu'il étoit possible , ces deux oppo- sitions , par la règle qu'il a laite , qu'un homme ne pourrait être colonel qu'à vingt- trois ans , après avoir été cinq ans capi- taine de cavalerie ou d'infanterie. Il a rendu deux grands services à l'Etat et au militaire ; d'abord , en établissant un no- viciat nécessaire pour devenir colonel ; ensuite, en retardant ce premier grade , et reculant assez les autres pour qu'on n'y pût monter, que lorsqu'on seroit con- sommé dans son métier , ou du moins qu'on eût eu le temps d'être jugé, avant que d'être parvenu. G'éloit le seul moyen de diminuer cette profusion d'ofïiciers- généraux , aussi contraire à l'émulation qu'au bien du service, à la considération du grade.

Une grande question , c'est de savoir si dans les promotions, il faut suivre l'ordre du tableau , ou n'avancer que les gens capables? Dans tout pays il n'y auroit ni laveur , ni brigue , certainement ce dernier parti seroit le meilleur; mais en

France ,

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France , rien ne se fait que par ces deux voies , l'ordre du tableau me paroit indispensable. Il se commet assez d'in- justices, sans ouvrir encore cette porte. Qu'on suive donc le tableau , mais qu'on n'emploie que les bons ofiiciers.

Quelque chose de ridicule , et qui n'a d'exemple qu'en France , c'est que du moment qu'un homme est officier-général, il n'est plus rien. Si le roi ne lui envoie un carré de papier , il n'a pas un seul mot à dire ; d sera forcé de se taire au près d'un simple lieutenant, lequel aura droit de parler. On ne lui rendra pas le moin- dre honneur ; et les mêmes soldats qui couroient aux armes pour lui, lorsqu'il avoit ce carré de papier, ne le salueront seulement pas , lorsqu'il ne l'aura plus. Le moyen, après cela, que le grade soit respecté ! le moyen que ceux qui l'ont obtenu , aient de l'émulation pour le sou- tenir avec éclat ! Quand on veut accré- diter un état qui n'a d'avantage réel que de flatter [la vanité , il faut en caresser les chimères. Combien de bras, de jambes Tome IV. 14

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et de tètes la croix de Saint-Louis n'a- telle pas l'ait casser? Combien d'officiers s'en seroient retournés chez eux, s'ils n'a- voient été jaloux d'accomplir le temps qu'il faut pour en être décoré !

On a nommé des inspecteurs pour exa- miner soigneusement cli aqtie année les troupes , et pour en rendre compte au ministre , afin qu'il pût exactement être informé de leur état, et des punitions ou des récompenses méritées. Qu'en est-il arrivé ? Que ces inspecteurs ont excité la jalousie du ministre, qui, craignant de leur laisser prendre trop d'autorité, n'a garde de les en croire ; et qui voulant prouver son pouvoir, fait tout le contraire de ce que ces inspecteurs ont indiqué. On les a , par ce moyen , avilis aux yeux des troupes. Les inspecteurs , de leur côté , pour se disculper des grâces mal accordées, ont parlé contre le ministre. De-là, le mépris de ce qu'on devoit res- pecter ; l'indiscipline et le peu d'égards des inférieurs ; envers leurs supérieurs. Il est dans la nature de l'homme de cor-

( »63 ) rompre les établissemens les mieux cal- culés.

La vie d'un homme ne suffiroit pas pour apprendre toutes les ordonnances qu'on a laites , afin d'obvier aux inconvéniens qui se sont glissés dans le service. Que le roi fasse jeter toutes ces ordonnances au feu ; qu'il use du double ressort de la crainte et de l'espérance; qu'en un mot, il ne soit pas égal dans son royaume de bien ou mal faire , l'ordre s'y rétablira. Sa justice et sa sévérité passeront bientôt à ses ministres, d'eux à ses généraux; tout ira bien dans le militaire , plus prompte- ment que par-tout ailleurs , parce qu'il y reste encore des notions d'obéissance. Sans ce ton qui ne peut venir que du maître, il est inutile de vouloir apporter aucun remède à rien. La loi la mieux conçue ne feroit pas plus d'effet, qu'un verre d'eau bien claire jeté dans une rivière bourbeuse jusqu'à sa source. Pour la rendre belle et claire, c'est à la source qu'il faut tâcher de l'épurer.

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Les Amans soldats (i).

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J l vient de m'arriver une aventure , dont je suis encore tout attendri. Vous savez que je me mêle du détail du régimentde mon neveu , qui n'est pas encore en âge de le commander. Un officier de ce régi- ment vint hier chez moi pour me rendre compte d'un détachement à la tête duquel il s'étoit battu. Dans le détail qu'il m'en a fait , il m'a dit qu'au moment les coups de fusils cominencoient, en examinant sa troupe , il avoil aperçu dans les rangs une jeune fille d'environ quinze à seize ans, d'une extrême beauté, malgré les haillons dont elle étoit couverte; qu'ayant voulu la faire retirer, elle s'étoit obslinée à res-

(i) Écrit au camp de , en 174*. Ce

récit n'est pas une fiction ; et le héros de l'aven- turc est devenu maréchal-de-camp , après s'être conduit avec distinction , à la bataille de Lawfeld.

( '65) ter, disant qu'elle aimoit mille fois mieux mourir que d'abandonner la Roze , soldat d'une très-jolie figure, à côté duquel elle étoit.

Quoique touché de cet événement , ajouta l'officier, j'avois, dans cet instant, des soins importans qui m'occupoient. Ce- pendant, ils ne m'empêchèrent pas de jeter les yeux sur cette fille , par un mouvement de pitié que je ne pouvois refuser à son âge, à ses charmes. Quelques momens après, j'ai vu tomber la Roze d'un coup de fusil au travers du corps , et cette jeune fille, les jeux baignés de larmes, le re- lever, et pour ainsi l'emporter, avec des marques de sa tendresse et d'un courage au dessus de ses forces. Lorsque nous eûmes poussé les ennemis , désirant la connoître , j'ai fait venir un sergent à qui j'ai demandé ce qu'elle étoit. Il m'a ré- pondu qu'elle se nommoit Julie , mais qu'il n'en savoit pas davantage. Ce récit n'a fait qu'augmenter ma curiosité. J'ai chargé cet officier de tacher de pénétrer le mystère et de m'en informer. Il est r<â-

( >r,G )

venu ce malin me dire qu'il avoit fait de vains efforts; que. de quelque façon q>:'il s'y fût pris, //z iîoze s'étoit obstiné constamment à garder le silence, et qu'il n'avoit pu tirer que des larmes de Julie j que cependant < un et l'autre demandoient à me parler. Le désir d'apprendre ce que je commencois à souhaiter ardemment de savoir, autant que Fenvie de leur être de quelqu'utilité , m'ont l'ait rendre en dili- gence à l'endroit cet officier m'a con- duit. Par discrétion , il m'a laissé pénétrer seul dans une espèce d'étable j'ai vu la Roze couché sur de la paille, la pâ- leur de la mort sur le visage ; ce qui n'empêchoit pourtant pas d'y remarquer des traits agréables. Julie étoit à genoux à côté de lui, occupée de lui soutenir la tète d'une main, tandis que de l'autre, elle disposoit quelque chose pour qu'il fût plus commodément. Dès que je suis entré, elle s'est levée : j'avoue que sa beau m'a frappé. Si son éclat paroit terni par la langueur et la tristesse , elle y gagne un air si touchant, qu'on ne peut se défendre

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d'en cire ému. « La réputation dont vous jouissez , nie dit la Roze , d'un ton de voix affoibli, m'a déterminé , Monsieur, en vous confiant mes secrels, à remettre tu vos mains un dépôt qui m'est mdle lois plus cher que la vie. Dans peu de temps , je serai pour jamais séparé de ce que la nature a produit de plus parlait. Ce que vous voyez d'attraits, ajouta-t-d, en mon- trant Julie, n'est qu'une foible image des qualités que renferme le cœur de cette infortunée. Un amour malheureux nous a conduits l'un et l'autre dans le précipice. Je ne m'en plaindrois pas , s'il n'étoit fu- neste qu'à moi ; mais il m'est affreux d'en- visager le sort réservé désormais à ma chère Julie. »

Quelques larmes qui tombèrent de ses yeux, le forcèrent à s'arrêter. Bientôt il poursuivit ainsi : « Mon nom est assez connu pour qu'en vous le disant, vous sachiez qui je suis. Je m'appelle le Mar- quis de***.Mon père qui possède de grands biens, s'est retiré, jeune encore, dans une terre qui n'est qu'à vingt lieues d'ici

( V») Dégoûté du monde et du service, qu'il a quitte par dépit dun passe-droit qu'on lui fit, il n'a que moi d'enfant, d'une femme qu'il a tendrement aimée , et qui per- dit la vie en me mettant au monde. La société du Comte de*** le dédommageoit en quelque façon de cette perte. Unis dès leur jeunesse par les liens de l'amitié la plus intime, les mêmes circonstances, à peu près , avoient contribué, par la suite , à les rapprocher encore davantage. Le Comte de***, ainsi que mon père , forcé de quitter le service par l'inimitié du mi- nistre , a de même que lui perdu sa iemmç. Elle mourut peu de temps après ma mère, en donnant le jour à cette malheureuse Julie que vous voyez. Le comte, dévoré de chagrin , fut bientôt importuné du monde et des devoirs qu'il exige. Il ré- solut d'j renoncer, et choisit pour asile une terre voisine de celle mon père étoit déjà retiré.

» Mon père , transporté du parti que prenoit son ami , employa les sollicitations les plus pressantes pour l'engager à venir

( ifig)

s'établir chez lui. Il y réussit. Le comte abandonna Paris , emmenant avec lui Ju- lie , encore au berceau , et vint jouir chez mon père d'une vie libre et tranquille. La chasse , les plaisirs de la campagne , la lecture, l'étude, remplissoient les jours de ces deux amis. Lorsque Julie et moi nous eûmes atteint l'âge nous pou- vions les entendre, ils s'appliquèrent uni- quement du soin de notre éducation. Loin de nous taire les choses que Ton croit dangereuses dans un âge tendce, ils dé- voilèrent à nos yeux le germe des passions, nous en firent voir les attraits et les dan- gers. En nous les montrant dans toute leur étendue, ilstâchoient de nous donner des armes pour les combattre. Vaine précau- tion ! Leurs soins ne nous en ont pas ga- rantis. Nous destinant l'un à l'autre, ils ne s'opposèrent point au penchant mutuel qu'ils remarquèrent en nous. Ils cherchè- rent au contraire à l'échauffer, et sem- bloient partager lebonheur de deux jeunes cœurs qui s'aiment et qui peuvent se le dire sans contrainte. Ils nous instruisoient

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à goûter le charme de l'amour, avec cette délicatesse qui en fait tout le prix. Désirant ardemment de nous voir unis l'un àl'autre, ils n'attendoientque la décision d'un pro- cès que le Comte avoit pour les biens de sa femme , aiîn de resserrer nos liens par des nœuds éternels, et pour satisfaire l'envie que j'avois d'entrer au service. Il y a trois mois que le Comte, par le gain de son procès , libre de m'accorder Julie , m'an- nonça que bientôt il ne me resteroit plus de vœux à former. Ma joie fut d'autant plus vive, que je Vis Julie partager mes transports. Est-il possible que , si près du bonheur, on ne puisse l'atteindre ! Il s'é- leva, entre mon père et le Comte, une contestation dans les arrangemens d'inté- rêts qu'ils iaisoient pour nous. Ce ne fut d'abord qu'une opinion différente; bien- tôt l'aigreur s'en mêla. Ils se dirent des choses piquantes: et croyant avoir d'au- tant plus à se plaindre , qu'ils imaginoient èlreendroitd'exigerréciproquementplus de déférence, ils se brouillèrent toulàfait. Jugez de ce que jedevins,lorsque mon père

( '7' ) l'avant appelé, me tint ce discours : « Le » procédé du Comte est tellement outra- » géant, après toule l'amitié que je n'ai » cessé de lui témoigner, que je ne veux » plus entendre parler de lui. Mon fils , il » Tau t renoncer IxJuliej il vous en coûtera . » peut-être , mais je le veux. A votre âge , » on oublie sans peine une liaison de ce » genre. Pour vous en faciliter les moyens , » j'ai pris la résolution de vous envover à » Paris, incessamment. Je vous v suivrai: » mais en attendant , vous serez reçu chez 5) un homme de mes amis, à qui je vous » recommanderai »

«Foudroyé de cet arrêt, je restai immo- bile, et je me trouvai dans la même pos- ture, long-temps après que mon père, qui m'avoit quitté pour donner quelques ordres, m'eut laissé seul. Mon premier soin lut de courir chez Julie. Comme j'allois entrer, j'entendis quelqu'un qui parloit assez haut. Je prêtai l'oreille , et je reconnus la voix de son père, qui lui disoit: « Ma fille, je partage votre douleur: mais » dans la circonstance nous sommes,

( !72 ) il ne me reste pas d'autre parti. »Quc ques pas qu'il fit clans cet instant, me for- cèrent de me retirer avec précipitation , dans la crainte qu'il ne me rencontrât ; et ne sachant trop par quel mouvement je redoutois sa présence , j'allai me cacher dans un lieu d'où je pouvois tout voir. Je l'aperçus qui sorloit de l'appartement de sa fille , et j'entrai. Je trouvai Julie, le visage baigné de larmes. Je me précipitai à ses genoux, je colaima bouche sur une de ses mains. Nous restâmes long - temps dan» cette attitude , sans pouvoir nous parler. Enfin je rompis le premier le silence. C'en est donc fait, ma chère Julie ! Je dois renoncer à vous ! L'amour le plus tendre > le bonheur de notre vie ne peut rien sur des pères barbares , que désunit un vil in- térêt, qui l'emporte sur nous dans leur cœur. Que vais-je devenir? Qu'allez-vous devenir vous-même? Un seul instant dé- truit l'espoir de tant d'années , et nous livre à des maux qui n'auront point de fin ! Vous pouvez juger, me répondit Ju- lie, par l'éîat je suis, de ce qui se passe

( »7«)

dans mon ame. Mes jours vont être con- sacrés à la douleur : je n'en puis avoir d'heureux, puisque je ne suis plus à vous. Mon père vient de m'ôter tout espoir; il m'a déclaré que, demain au matin , il f'alloit partir , pour ne vous revoir jamais. Ces derniers mots de Julie me causèrent un désespoir mêlé de fureur. Non , lui dis-je , je ne consentirai point à cette séparation cruelle. Pères injustes ! ne nous avez-vous donné le jour, que pour être nos tyrans? Vos droits sont limités ; nous ne vous de- vons plus rien, dès l'instant que vous en abusez. Osez suivre, ma chère Julie, le conseil que m'inspirent ma tendresse et ma douleur. Fuyons ces pères dénaturés; allons sous un ciel plus tranquille , vivre l'un pour l'autre, et jouir du bonheur de nous adorer.

»Julie me parut effrayée de l'état dans lequel elle me voyoit , et du parti que je lui proposois. Sa douceur, sa timidité, ses principes combattoient contre moi. Mais que ne peuvent point un amant aimé ten- drement, et l'idée de le perdre sans re-

( i?i) tour? Je triomphai c!e ses scrupules et de SOB caractère. Elle me promit de se trou- ver à rentrée de la nuit à la porte du pare que je lui désignai. Pour moi, je ne son- geai plus qu'aux préparatifs de notre fuite. J'étoistrop agité pour réfléchir àses suites j je ne m'occupai que de l'idée de posséder Julie. Je pris sur moi tout ce que je pus d'argent; j'en avois beaucoup à ma dispo- sition. Mon père m'a voit chargé du détail de la dépense de sa maison, et de recevoir les revenus de ses fermiers, dont je lui rendois compte.

m A l'entrée de la nuit , je fus à l'écurie prendre un che'val. Julie n'étoit point en- core au rendez-vous. Elle ne me laissa pas long-temps dans l'inquiétude. Je l'aperçus, et je sentis dans cet instant un tressaille- ment de joie qu'il me seroit impossible de rendre. Je courus au-devanl d'elle, je la serrai dansmes bras. Mais craignant d'être découvert, je me pressai de mouler à che- val. Je la pris en croupe, fit noua quittâmes des lieux autrefois témoins de notre bon- heur, qui nous éloient devenus un séjour trop funeste.

»Nous marchâmes toute la nuit avecbeau- eoup de précipitation. Au jour , nous nous trouvâmes dans une plaine ; comme je ne savoisoù j'étois, etque j'appréhendois de rencontrer quelqu'un qui pût nous recon- noître ou donner de nos nouvelles , je proposai à Julie d'aller nous reposer dans un petit bois qui n'étoit pas Tort éloigné, et d'y attendre la nuit. Elle y consent. La nature y fut témoin de nos sermens et de nos transports. Si vous avez jamais aimé, ajouta le Marquis de***, vous devez con- noître la vivacité de ces instans. Il est aussi difficile de les retracer, que d'en perdre le souvenir. Ce ne fut que l'approche de la nuit qui nous tira du charme dans lequel nous étions plongés. Nous remontâmes à cheval , et nous suivîmes le premier che- min que nous trouvâmes. Jusques-là, nulle réflexion ne m'avoit troublé. La nécessité de prendre un parti se présenta pourtant à mon esprit. Cette idée me fit envisager des difficultés , des dangers, et me jeta dans l'incertitude et l'agitation. Je tombai dans une rêverie profonde. Julio s'en

( '76 ) aperçut; elle me demanda ce que j'avois* J'essayai en vain de lui cacher le désordre de mon ame; il fallut lui montrer ce qui s'y passoit, et qu'elle y lut l'impression que produisoit sur moi notre situation. G'étoit hier, me dit-elle, que nous devions con- sidérer tous les inconvéniens de notre dé- marche ; maintenant il n'est plus temps. Il ne nous reste qu'un parti , c'est d'oppo- ser un courage invincible aux événernens auxquels nous allons être exposés. Ne croyez pas que ma fermeté vienne d'aveu- glement sur l'avenir. Dans la résolution que nous avons prise, je risque plus que vous. Vous avez suivi le mouvement im- pétueux d'une passion , et vous n'aurez jamais que ce tort aux yeux du inonde. Mais moi, j'ai sacrifié tous les préjugés, jusqu'à la timidité de mon âge et de mon sexe. J'ai trahi mon père. Il ne peut ja- mais me pardonner. Je n'ai donc de res- source que vous. Si je vous avois soup- çonné de pouvoir jamais changer, certai- nement j'aurois étémaîtressedemoncœur. Cependant, il y a tant d'exemples de l'in- constance

( *77 ) constance des hommes, qu'il me seroit par- donnable de craindre la votre. Je ne veux point vous faire cet outrage ; au contraire , il me paroît doux de vous avoir tout im- molé, de dépendre uniquement de vous. Loin de me repentir de ce que j'ai fait, je le ferois encore. De votre coté, laites- moi voir une constance égale à la mienne; qu'elle me prouve que je suis tout pour vous , comme vous êtes tout pour moi. Nous aurons certainement bien des traverses à souffrir , mais elles nous deviendront sup- portables, si nous cherchons mutuellement à nous en alléger le poids. Un homme comme vous ne peut embrasser qu'un mé- tier : celui des armes est le seul qui lui convienne. Si les raisons que nous avons de nous cacher, vous empêchent d'occuper les emplois vous appelle votre naissance, cherchez à vous distinguer dans l'obscu- rité de ceux vous vous voyez réduit. De grands hommes ont commencé par être soldats ; c'est par votre mérite que vous devez chercher à rentrer en grâce auprès de votre père , à le faire rougir Tome IV. m

Ors )

d'avoir calculé, quand il falloit sentir. Je ne vous abandonnerai clans aucune occa- sion. Vous me venez partager vos travaux et vos dangers. Loin de me plaindre de ma situation , je m'estimerai trop heureuse qu'elle me mette à portée de ne vous pas perdre de vue un seul instant , et de jouir d'un avantage dont les autres femmes sont privées. » Le discours de Julie , cou tinua le Marquis de***, me pénétra. Je ne pus re- fuser mon admiration à la noblesse de ses sentimens*. Son courage ranima le mien , et je me déterminai sur-le-champ au parti qu'elle meproposoil, comme au seul qui fût convenable dans les circonstances je me trou vois. D'ailleurs, il étoiteonforme à mon goût. J'entrai dans le premier village qui se rencontra sur notre chemin. Je m'in- formai de la route qu'il falloit tenir pour se rendre à l'armée qui venoit de s'assem- bler, et que je savois ne devoir pas être fort éloignée.

» Nous prîmes , Julie et moi , des habits de paysans, de crainte d'être décèles par les nôtres, et nous nous remîmes en marche.

( A79 ) Au bout de quelques heures , nous ren- contrâmes un soldat du régiment de M.***, votre neveu.L'ayantquesrionnésurlenom de son régiment, je lui témoignai le désir d'y prendre parti. Il me parut transporté de ma proposition , par la récompense qu'il se promet toit de M. de***, son capitaine , en amenant un si bel homme (du moins c'est ainsi qu'il s'en expliqua). Je le suivis au camp. Mon conducteur me fit attendre quelques instans auprès d'une tente, dans laquelle il nous lit bien tôt entrer Julie et moi. M. de*** parut surpris en nous voyant; son âge avancé, sa figure qui portoit l'em- preinte de ses vertus et de sa douceur, m'inspirèrent une sorte de respect qui m'intimida, dans le premier moment. M'é- tant remis , je lui dis que mon intention étoit de servir ; que je m'estimois heureux que le hasard m'eût conduit à lui; que je n'exigeois aucun engagement, ni d'autre traitement que celui d'un simple soldat; que la seule grâce que je demandois étoit d'avoir une tente à part, pour y demeurer avec ma femme , dont l'âge et ma tendresse

M 2

( iSo ) ne me permet toient pas de me séparer. Tandis que je parfois, M. de*** jctoit les yeux tour à tour sur Julie et sur moi. Par les questions qu'il nous fit, je m'aperçus qu'il cherchent à pénétrer qui nous pou- vions être, et qu'il ne se méprenoit point à nos habits. Comme je refusois de répon- dre aux choses qu'il me demandoit Mes enfans , nous dit-il , je ne veux point vous arracher un secret que je ne prétends de- voir qu'à votre confiance. En attendant que je l'aie gagnée, soyez tranquilles. J'aurai pour vous toutes les attentions que vous pouvez désirer, et je vous procurerai les secours que vous devez attendre de l'inté- rêt que votre âge et votre extérieur m'ins- pirent. Vous n'êtes pas malheureux que le sort vous ait confiés à moi. La beauté de votre Femme , poursuivit-il, auroit pu vous exposer à bien des dangers, dans un camp règne une souveraine licence. Je sau- rai vous en préserver ; ne craignez rien. » Alors il fit appeler un sergent; il lui donna des ordres en conséquence de ce qu'il venoitde nous promettre. Depuis cet

( iSi ) instant, nous menions une vie tranquille. La protection de M. de*** nous mettoit à l'abri des maux de notre position. Atten- tif à remplir mes devoirs, je commen- cois à jouir dans le régiment d'une sorte de considération. Le temps dont je pou- vois disposer, étoit consacré tout entier à Julie. Inébranlable dans sa constance, elle ne se démentoit dans aucune occa- sion; elle me prévenuit souvent dans les travaux qu'exigeoit la misère de notre condition actuelle. Son courage suppléoit à ses forces , à sa délicatesse. Contente de vivre pour moi, jamais aucun regret de ce qu'elle m'a sacrifié , n'a troublé notre intelligence. Si, quelquefois , je me reprochois l'état dans lequel je l'avois ré- duite , par une peinture trop effrayante des maux que nous aurions soufferts, si, soumis à nos pères , nous eussions accepté le parti de nous séparer, elle s'efforçoit adroite- ment de me convaincre que notre sort, loin d'être fâcheux, devoit nous paroître plein de charmes. Elle employoit ja même adresse , pour me prouver la nécessité de

( ifii )

ne me quitter jamais, même dans les oeea- sions périlleuses ; die savoit enlin inté- resser ma jalousie , en me faisant envisager les dangers auxquels je la livrerons , en na éloignant du camp , sans elle. Tant de tendresse et de vertu me tlonnoient pour Julie un respect, qui, joint à ce que m'ins- piroit mon cœur , me dictoit pour elle les soins les plus empressés. Ils étoieni toujours remarques et reçus avec recon- noissance. jNos jours se passoienl dans le bonheur; notre tendresse mutuelle nous tenant lieu de ce que nous avions perdu. Mais des malheureux que le sort pour- suit, peuvent -ils jouir long- temps de quelque calme ? La perte de M. de***, que la mort vient d'enlever au moment que, touché de reconnoissance et de ce qu'il iaisoit journellement pour nous, j'aliois me découvrir à lui , a servi d'annonce au plus grand malheur qui pût arriver à ma chère Julie. Il est inutile de vous retracer la journée d'hier. Il y a trop de témoins du coura<re et de l'amour de cette infor- tunée , pour que le bruit n'en soit pas

( '83) venu jusqu'à vous. Elle a pénétré de la même admiration, du même intérêt, tous ceux qui l'ont vu pousser aussi loin de? vertus inconnues à son sexe. Se peut-il qu'un sort affreux en soit la récompense? Elle va donc être privée d'un époux, d'un ami qui l'adoroil! Par ce qu'elle a fait pour lui , vous pouvez juger combien sa perte lui sera sensible. C'est entre vos mains, monsieur, continua le Marquis de***, que je la remets. Je vous l'ai déjà dit, la ré- putation dont vous jouissez, me l'ait espé- rer que vous ne la démentirez pas , dans cette occasion. Vous ne pouvez refuser votre secours à cette infortunée. Qu'elle a de droits sur un cœur généreux! soyez son protecteur , et promettez- moi que quelque parti qu'elle veuille prendre , vous la servirez avec chaleur. Que j'emporte en mourant, la consolation d'être sur qu'elle ne dépendra que d'elle. Voilà, monsieur ajouta-t-il en tirant de dessous son chevet, une bourse pleine d'or, de quoi l'empê- cher de vous être à charge. »

Il vouioit encore parler; mais, épuisé

( i84

par tout